Luisa n'avait pas peur des responsabilités, non... Elle était juste saisie d'une angoisse dévorante à l'idée d'y faillir, de laisser tomber tous ceux qui comptaient sur elle, qui avaient besoin d'elle.

Et si, poussée par les encouragements de Mirabel et les remords de Grand-Mère, elle avait décidé de sauter dans le portail et de partir prendre des vacances... La vie avait tôt fait de la rappeler à son devoir. Quand on avait une force comme la sienne, il aurait été égoïste de ne pas l'utiliser pour autrui.

Alors, s’il y avait des gens qui se retrouvaient sans abris en raison d’une pénurie de logements, elle ne pouvait que mettre ses muscles miraculeux au service de la construction de nouvelles maisons. Elle n’avait jamais vraiment été formée à l’architecture et à la maçonnerie, bien sûr. Mais elle avait déplacé assez de ponts et redressé assez de murs pour avoir acquis une certaine compréhension de ce qui pouvait créer des failles dans les structures les plus solides. Et puis, elle apprenait vite, et les professionnels locaux ou arrivés par les portails partageaient volontiers leurs connaissances.

Même en dehors de ses heures de travail sur les chantiers, Luisa, incapable de rentrer à la maison, était retombée dans ses vieux travers : du matin au soir, elle se rendait utile partout où elle le pouvait, faisant tout pour aider son prochain. Ca n’aurait pas dû être une surprise qu’on l’élise au Comité des représentants de Lost Sea…

Et pourtant, depuis, cette pression qui faisait parfois trembler sa paupière avait recommencé à monter, plus écrasante que jamais. Car désormais, elle ne devait pas juste se rendre utile, porter le poids qu'on lui confiait sans se poser trop de questions… Mais occuper, avec le reste du Comité, une position quelque peu équivalente à celle de sa grand-mère, Alma Madrigal, à Encanto. Elle devait compter parmi ceux vers qui les gens levaient les yeux lorsqu’ils avaient besoin de réponses.

Et pour ne rien arranger, Ben, son partenaire de chantier, son mentor au conseil, avait disparu sans laisser de traces. Une fille, disait certains. Bouffé par son monstre intérieur, avait lâché un ouvrier qui, du haut de ses quarante-ans, ne s’en était pas moins pris une tape retentissante derrière la tête de la part de la jeune femme. Non mais oh !

Le mois de mai 2024 commençait, et avant qu’il ne s’achève, le Comité allait devoir organiser des élections pour regarnir ses rangs. Mais en attendant que les nouveaux représentants ne les rejoignent, leurs missions ne devaient pas demeurer en suspens. Et aujourd’hui, Luisa avait une idée toute particulière à soumettre à ses collègues. Vers neuf heures deux - oh non, elle était en retard - elle poussa la porte de la salle de réunion du Comité.

Son coeur sembla s’effondrer dans sa poitrine tandis qu’elle détaillait les sièges vides toujours plus nombreux. Quelle hécatombe ! Certains, comme Ben, avait mystérieusement disparu - sur l’île, peut-être ? D’autres avaient croulé sous le poids des responsabilités comme elle s’était juré de ne jamais le faire, et posé officiellement leur démission. Enfin, il devait y avoir quelques tire-au-flanc qui avaient eu la flemme de se pointer un vendredi matin en cette fin de semaine qui, sur terre, faisait le “pont” après la Journée Internationale des Travailleurs - une information dont Luisa n’avait eu connaissance qu’après avoir appelé cette réunion.

- Désolée de vous… elles n’étaient vraiment que deux, réalisa-t-elle. De t’avoir fait déplacer en dehors des réunions habituelles. Luisa ne savait pas vraiment s’il était sensé y avoir un protocole pour organiser ça, et au final, elle leur avait juste envoyé un message sur la conversation de groupe du comité, et un mail pour faire bonne mesure. Elle s’était relativement bien adaptée aux réseaux sociaux.

- Est-ce qu'on est au bon endroit ? Elle jeta un nouveau coup d’oeil à la salle, avant de s’installer non pas au siège dont elle était coutumière, au fond de la salle, mais en face de Pearl. Ou... tu sais s’il y en a d’autres qui viennent ?

Un doute affreux la taraudait soudain. Et s’il y en avait d’autres encore, qui était toujours présents et se sentaient toujours concerné, mais ne voyaient pas la légitimité d’une réunion organisée par Luisa Madrigal, travailleuse de chantier, muscle à tout faire ?

Sentant venir un tremblement de paupière, elle ferma les yeux, inspira profondément. Ce n’était pas le moment pour ça.
- Je me disais qu’il fallait qu’on parle d’organiser des élections. Et sinon… j’ai eu une idée, pour les nouveaux arrivants.