Le père de Gwen était franchement ridicule.

C'était la fin du monde. Il y avait des zombies dans les rues. Les derniers humains survivants étaient livrés à eux-même, sans aucune trace de la société si stable qu'ils avaient toujours connue. Et, malgré tout ça, tout le monde la traitait toujours comme une gamine. A la protéger, à refuser de la laisser sortir, de participer aux expéditions des autres habitants... Comme si elle était en sucre !

Et son père était le pire d'entre eux. A croire qu'il avait oublié qui l'avait aidé à traversé la ville, quand il s'était blessé au tout début de l'apocalypse. N'avait-elle pas prouvé qu'elle était capable de se débrouiller, à l'époque ? Capable d'aider ?

Mais non. C'était toujours "fais attention à toi", "tu peux aussi aider entre les murs", "je ne me le pardonnerais pas s'il t'arrivait quelque chose"... Peu importait ce qu'elle voulait, elle ! Elle aimait son père, profondément, mais ça ne les empêchait pas de se disputer très souvent à ce sujet.

Et la dernière dispute en date concernait un bar, un vrai bar qui était sensé exister en ville. Elle avait envie d'y aller, bien sûr. C'était l'occasion de voir quelque chose d'un peu différent que le même quartier, les mêmes gens, tous les jours... Et quel était le risque ? C'était un endroit sécurisé, sans zombies...

Mais, bien sûr, son père n'avait pas apprécié l'idée. Il avait même été jusqu'à dire qu'elle n'avait "pas l'âge". Ridicule.

Bref - elle s'en fichait. Elle irait, qu'il le veuille ou non. S'éloigner de la communauté n'avait pas été trop dur - en pleine journée, les gardes étaient moins attentifs... Et elle connaissait le chemin - après tout, elle connaissait bien cette ville et ses quartiers. Le bar n'était pas trop loin de Warlington. Sa seule peur, à l'heure actuelle, c'était de tomber sur un membres de sa communauté à l'intérieur, qui la forcerait trop vite de rentrer à la maison. Mais bon, ça vallait le coup d'essayer.

Elle portait ses vieux sneakers, sa veste en jeans, et un sac à dos de bric-à-brac qu'elle espérait échanger contre quelques verres. Elle avait aussi de l'argent en dollars, mais elle supposait qque ça ne servirait pas à grand chose. La veille monnaie avait un peu perdu sa valeur, aujourd'hui. Elle marchait d'un bon pas, sans s'arrêter, dans ces rues autrefois familières...

Et... Et bien, c'était vrai : il y avait un bar, là, bien entretenu, ouvert.

Elle respira un bon coup. Maintenant, il était temps de faire bonne impression. Ne pas montrer que c'était la première fois qu'elle entrait dans un bar. Avec un peu de chances, personne à l'intérieur ne la connaissait, et elle pourrait faire semblant d'être plus vieille qu'elle ne l'était vraiment.

En scène !

Elle poussa la porte d'un geste plein de fausse confiance en soi, et se dirigea vers le bar d'un pas raide. (Tu te débrouilles bien, Gwen !)

-"Hum, bonjour." Elle tentait d'imiter une voix mature et posée d'adulte, sans grand succès. Niveau jeu d'acteur, elle ne vallait pas grand chose. Mais sans se démonter, elle continua. "J'aimerais quelques chose à boire."

Il y eut un léger moment d'appréhension, où Gwen se demanda comment la barman allait réagir, si elle allait immédiatement y voir clair dans son jeu, l'accuser de ne pas avoir le droit d'être ici, voir la jeter dehors. Mais - non, fort heureusement, elle se contenta de la saluer - avec ce qui ressemblait quand même à un sourire amusé. Gwen sourit, elle aussi, bien que le sien soit sans doute un peu plus crispé. Mais tout allait bien ! Elle se débrouillait parfaitement, et elle passerait une bonne soirée ici, loin de son père.

Ce n'est qu'au moment d'aller enfin s'asseoir que Gwen remarqua le chien. C'était une grande bête, et il (ou elle ?) la regadrait attentivement en semblant désigner un tabouret de sa patte. La tenancière du bar traduisit qu'il (il !) avoulait sans doute qu'elle s'installe à ses côtés. Cette fois, elle sourit plus naturellement. Chou !

Elle alla donc s'asseoir, tâchant toujours de sembler dans son élément alors qu'elle ne l'était clairement pas. Elle clama qu'elle voulait quelque chose à boire, ce qui semblait un peu début pour cet échange, mais la barman la prit de court en lui demandant de choisir entre une grenadine... ou une vodka. Gwen resta interdite un moment. "Euh..." C'était un test ? Elle était sensée répondre quoi ? Y avait-il une sorte de code secret entre clients de bar qu'elle ignorait ?

Mais rapidement, la jeune femme l'interrompit en riant doucement, et en lui proposant plutôt un cidre, et Gwen s'empressa de répondre, soulagée : "Oui, oui - un cidre, c'est très bien !" Elle ne se formalisa de se faire appeller "gamine" - au moins, on ne lui reprochait pas d'être là. Elle n'avait encore jamais bu de cidre, mais elle se souvenait avoir déjà pensé que ça devait être bon. Comme un jus de pomme, mais avec une meilleure odeur...

L'autre femme commença donc à lui servir son verre. Gwen la regarda faire, et décida qu'il serait plus facile de gérer le côté "canin" que le côté "humain" de la conversation, et donc, elle retourna son attention vers le grand chien.. Elle hasarda une main dans sa direction, voyant s'il la laisserait le carresser. "Salut, toi !" Il avait l'air plutôt amical. En tout cas, il ne protesta pas quand elle commença à lui grattouiller la tête. Aww... "C'est vrai, que tu voulais que je m'asseille ici ? C'est sympa."

Elle releva la tête vers la femme.

-"Comment il s'appelle ?"

Comme beaucoup de gens, elle aimait les chiens, bien qu'elle n'en ai jamai eu elle-même. Il n'y avait pas la place dans l'appartement de son père, et ils n'auraient de toute façon pas eu le temps de s'en occuper convenablement.

Elle apprit que le chien s'appellait Zaun. Et la femme, Vi. Elle supposait que c'était un surnom, l'abréviation de son nom complet. Violet ? Victoria ? Gwen ne pouvait pas la critiquer pour ça - après tout, son prénom à elle était officiellement Gwendolyne.

-"Okay." Elle hésita un peu, devait-elle lui donner son nom ? Son père avait toujours été un peu strict là-dessus... Elle se souvenait de ses leçons de morale avant l'apocalypse, "ne jamais donner son nom à un inconnu sur internet", etc, etc. Mais bon. Il n'était pas là pour l'en empêcher. "Moi, c'est Gwen."

Elle se laissa faire quand Zaun vint lui faire une lèchouille, et rit même un peu. "Arf, c'est dégueu..." Mais elle n'était pas en colère, au contraire... Elle lui tapota la tête avec un grand sourire, du genre qu'on réservait aux bébés et aux animaux de compagnie. "Tu entends ? Tu es un grand dégueu, Zaun." Prononcé sur le ton de "qui est un bon chien, tu es un bon chien."

La barman posa vite le verre de cidre devant elle, mais Gwen ne le prit pas tout de suite. Vi lui demanda aussi si c'était la première fois qu'elle allait dans un bar. Damnit ! Elle se doutait de quelque chose.

-"Oh, euh... C'est juste qu'avant l'apocalypse, je n'avais pas encore l'âge...", dit-elle en se plongeant plus profondément dans l'observation de son verre. "Mais je l'ai maintenant !", ajouta-t-elle. "J'ai fêté mon anniversaire... le mois dernier."

Elle prit un air désinvolte. 21 ans, mais oui, bien sûr qu'elle les avait !

-"Je vis à Warlington. J'arrive pas à croire que tu tiennes réellement un bar en dehors des communautés. T'as pas peur que quelqu'un vienne t'attaquer ?"

Sujet changé... Tout allait bien. Elle prit le verre d'une main et le porta à ses lèvres. Voilà ! Un verre pour la liberté des jeunes et la révolte adolescente ! Santé !

Et... et bien c'était plutôt bon. Moins sucré qu'elle aurait cru. Plus... "brut". Mais ça lui plaisait.

Zaun avait gagné le coeur de Vi avec ses mimiques adorables par le passé - et il était actuellement en train de gagner celui de Gwen avec les même méthodes impitoyables. Qui n'aurait pas craqué ? N'importe qui aurait été attendri.

Quand même, ça semblait dangereux de rester seule ici, sans la protection d'une communauté. Mais Vi affirmait qu'elle se débrouillait très bien ainsi. Elle savait de protéger. Pas vraiment grâce au chien (qui, elle l'admit, était en fait assez peureux) mais avec ses armes. Des gants de boxe métalliques, une crosse de hockey couverte de barbelés... une expérience de videuse. Ouais, Gwen supposait que c'était déjà bien... sauf si trop de gens l'attaquaient en même temps. Mais elle ne fit pas de commentaire.

Vi ajouta aussi qu'elle était plutôt impressionnée que quelqu'un parvienne à faire le mur "toute seule au nez et à la barbe de Morningstar", le maire de Warlington. Elle bomba un peu le torse, plutôt fière d'elle, il fallait l'admettre. "Moi et mon ami Sebastian, on est plutôt doués pour ça." Elle n'aurait jamais avoué ça en compagnie de ses concitoyens, bien sûr, mais en la compagnie de Vi, elle se sentait en confiance. Elle n'avait vraiment pas l'air d'une moucharde. "Mais généralement, on ne vient pas jusqu'ici. On a déjà été jusqu'à la bibliothèque universitaire."

Elle n'ajouta rien de plus, leva plutôt son verre à son tour avant de prendre une gorgée. Et puis Vi reprit la parole sur le ton de la confience, confirmant sans vraiment le dire qu'elle avait vu clair dans ses mensonges, et qu'elle n'était pas dupe pour son âge. Mais peu lui importait. Elle voulait juste que le blâme ne lui retombe pas dessus, au cas où.

-"Bah, mon père est flic..." C'était bien "est" et pas "était". Le commisariat avait peut-être été envahi par les zombies, et tous ses anciens collègues avaient peut-être disparu, mais jamais le commissaire Stacy ne cesserait d'être flic pour si peu. "Mais, raison de plus. Un jus de pomme. Vendu." Elle joua un peu avec son verre, soucieuse, comme s'il flottait un non dit qui la dérangeait.

Elle soupira et donna une chiquenaude au verre. "Honnêtement, c'est même pas ça qui le dérangerait, c'est juste... le fait de sortir, comme ça... Des fois, j'ai l'impression qu'il ne comprends pas que je ne peux pas vivre éternellement enfermée chez lui. Tu vois ?"

Elle regarda ailleurs, frustrée. Ce sentiment de ne pas être comprise datait d'avant l'apocalypse. Et pourtant, elle savait que son père faisait de son mieux, qu'elle ne pouvait pas se plaindre. Elle l'aimait profondément, et il l'aimait. Il avait été là pour elle depuis toujours. Quand sa mère était morte, bien avant l'arrivée des zombies, il avait été capable de lui apporter tout le support dot elle avait besoin, malgré sa propre douleur. Et quand, très tôt dans sa vie, elle avait exprimé le besoin de transitionner, il avait été là pour elle aussi, dès le début. Beaucoup de gens n'avaient pas cette chance. Maintenant... il fallait juste qu'il comprenne qu'elle grandissait...

Les adolescents n'aiment pas trop qu'on vienne leur faire la morale, mais d'une certaine façon, Gwen ne pouvait pas empêcher les sages mots de Vi de résonner en elle. Déjà, parce que toutes deux partageaient l'expérience d'avoir eu un père flic. Ensuite, parce qu'elles semblaient avoir eu des expériences similaires au delà de ça. Bien sûr, Gwen ne pouvait pas connaître les détails de son histoire, mais elle y reconnaissait des bribes de la sienne - des familles aimantes secouées par des pertes et des deuils...

-"Ouais..." Elle le savait bien. Elle avait beau rouler des yeux, râler, se plaindre aurpès de cette quasi inconnue, Gwen aurait été perdue sans son père. Tant d'ados de son page avaient perdu leurs parents durant l'apocalypse, des familles entières avaient été détruites, et elle savait qu'elle avait de la chance que ce ne soit pas son cas à elle. Elle ne voulait même pas penser à la possibilité de le perdre maintenant... "Another," confirma-t-elle ensuite, car décidément le "jus de pomme" lui plaisait...

Elle contempla son verre un moment, encore un peu chamboulée.

-"C'est juste... C'est difficile de lui parler, tu sais. J'aimerais bien lui expliquer ce que Seb et moi on fait dehors, ou, je sais pas, lui parler de ma vie, mais... Mais s'il savait la moitié de ce que je fais quand il regarde pas, il serait déjà furieux et en panique..." C'était si facile durant son enfance, quand il lui suffisait de parler sans filtre.