Il ne travaille pas aujourd'hui et, comme à chaque fois, Keigo ne sait pas bien quoi faire de lui-même. Son quotidien est rythmé par son travail d'ambulancier et il n'a pas vraiment tissé de relationnel en dehors malgré les sourires qu'il donne à tout le monde de manière indiscriminée. Les mains enfouies dans les poches, le pas flânant, il se laisse porter et avance au milieu de la vie citadine. Sur sa veste de cuir est bazardé un sac en bandoulière et autour de son cou ballottent trois colliers en acier - lorsqu'il rencontre son reflet au détour d'une vitrine il s'étire nonchalamment, constatant qu'il est parfaitement échevelé et que son khôl est baveux. Peu importe.
Il est là pour tuer le temps, s'abreuver en observant les gens vivre leur vie et peut-être en s'envoyant une mousse ou deux. Un sourire indolent flotte sur ses lèvres après avoir croisé une petite famille - s'il s'épanouit dans les sensations fortes il apprécie encore plus ces moments où tout va bien et où rien ne presse.
Cela fait quelques heures déjà qu'il déambule en ville, la faim commence à l'asticoter et il se rend compte que la soirée est bien avancée. Il se décide alors à aller s'acheter un sandwich dans le premier hypermarché qu'il croisera - histoire de se la jouer prévoyant et de faire quelques courses dans la foulée. Takami a l'habitude de manger sur le pouce et de négliger son "chez-lui" qui n'est rien de plus qu'un point de chute.
Finalement les mauvaises habitudes ne seront pas combattues longtemps, son dévolu ne se jette que sur de la malbouffe et des friandises.
Il traîne sa carcasse entre les rayons, casque sans fil vissé sur les oreilles et musique tambourinant jusqu'à son torse. Il sifflote tout en remplissant son panier, conscient que la fermeture de l'hyper ne tardera pas et qu'il doit se magner pour ne pas enquiquiner le personnel.
C'est donc dans un moment qui tenait du parfaitement banal que ça se produit. Il en fait tomber son paquet de nouilles instantanées, son regard ambré s'écarquille. L'homme qu'il vient de croiser, qui porte un gilet rouge indiquant qu'il travaille ici, il le connait. Sa mémoire est vaporeuse, décousue, il n'essaie pas franchement de rallier les morceaux puisqu'il vit le moment présent et qu'il se doit d'être fonctionnel. Mais, dans ce cas-là, impossible de ne pas s'arrêter. Son cœur a même eu un raté. Eh, excusez-moi ! s'exclame t-il alors qu'un sourire immense se bouscule sur ses lèvres. Cet homme, qu'il interpelle, il le remet tout de suite. Son visage est l'une des seules choses distinctes lorsque les souvenirs de l'agression s'imposent. Il a toujours voulu le remercier, c'est ce bonhomme qui lui a donné de l'espoir quand il pensait que le monde était bien noir. Keigo s'élance sans fards pour combler la distance qui le sépare de celui qu'il vient d'alpaguer. J'en reviens pas, je vous trouve enfin! Il rayonne mais prend vite conscience que l'autre homme ne doit pas se souvenir de lui, que son attitude peut paraître un tantinet étrange. Il se frotte l'arrière du crâne. Je vous rassure : je ne vais pas vous demander où trouver tel ou tel produit. Il plaisante, au fond, pour se donner contenance et parce qu'il ne sait pas bien comment mener cette interaction même s'il brûle de la vivre. Je voulais vous remercier depuis un bail. Vous vous souvenez peut-être pas, mais vous êtes intervenu dans une "bagarre" y'a trois ans. On peut dire que vous m'avez sauvé la vie.

Chaque coin de rayon était l'occasion de découvrir une nouvelle allée de guirlande scintillante et de décoration hivernale à la pollution lumineuse indécente. L'allée centrale était devenue pour la période un petit marché faussement authentique où des étagèrent rappelant des chalets étalaient leurs marchandises locales et à l'honneur du fait main. Toute la section non alimentaire était dédiée aux arts de la table sensés inciter à la réunion des familles sur décor fabriqué en série ou aux jouets. Les jouets. Le nerf de la guerre de Noel. Là où les fournisseurs étaient déjà en train de faire des pieds et des mains pour mettre en avant leur produit pour se faire une place dans les réfrigérateurs avant noël (au cas où, pensez à prendre au moins cinq bottes de beurre pour Noel, on ne sait jamais, il pourrait y avoir une pénurie), les entreprises d'émerveillement infantile faisaient venir des voitures géantes en bloc de construction colorés ou des statues tailles réelles des héros préférés des enfants.

Et Enji détestait cette période. La foule était compacte, comme une marée seulement dictée par l'idée de passer un réveillon sans manquement et se mouvant comme un tsunami dans le dédale mercantile des lieux. Les gens étaient pressés, si pressés, plus pressés que jamais, l'angoisse des fêtes les rendant plus brusque, plus illogique. Sortir une palette d'un produit en manque en rayon c'était l'assurance de voir une foule bondir dessus avant même son installation, forçant les employés à abandonner le carton dans l'allée pour ne pas risquer des débordements. Le nombre d'interpellation à la journée de ceux portant les couleurs de l'enseigne était multiplié par une bonne petite dizaine de fois.

Période solitaire pour l'ancien militaire, comme les autres, il arpentait sa zone de travail avec un air bougon et peu amène, ses mouvements raides remplissaient leurs missions de manutention et de mise en rayon sans se perdre en distraction.

Alors quand il entendit l'interpellation il devint encore plus ombrageux et se retourna vers le client. Il allait évidemment lui répondre, car Todoroki respectait les tâches de son travail et avait de la discipline. Ou plutôt du professionnalisme. C'était un jeune homme à l'air ... jeune. Et il semblait avoir trouvé l'étoile du berger quand il le vit, sûrement soulagé de pouvoir sauver ses fêtes en passant à la caisse grâce à l'aide de l'employé, ce qui l'exaspéra d'autant plus.  

Enji qui était prêt à reprendre sa route jusqu'à la réserve à n'importe quel moment finit par croiser les bras et à se tourner vers lui alors que le blond le "rassurait" sur le fait qu'il n'allait pas lui demander l'emplacement d'un produit. Et ça ne le rassurait pas du tout, car l'emplacement un produit prenait quelques secondes à être donné. Par contre les questions de promotion, de retour client, de qualité de produit, ça c'était des pertes de temps et d'énergie qu'il apprécierait de ne pas souffrir.

Son regard était brûlant de charge hostile alors qu'il finissait par croiser ses bras devant lui.

"Je voulais vous remercier depuis un bail. Vous vous souvenez peut-être pas, mais vous êtes intervenu dans une "bagarre" y'a trois ans. On peut dire que vous m'avez sauvé la vie."

L'employé resta coi alors que son cerveau tournait à vide face à ces informations vagues et sans réelle cohérence. Il y avait plusieurs année, Enji avait été pris dans beaucoup de bagarre à son corps défendu ou non. Mais il n'était pas un héros, pas une seconde.

"... Vous vous trompez de personne." Préféra t-il asséner sans plus d'effort. Il regarda le paquet de pâte à ses pieds avec un air contrarié et fini par le ramasser avant de lui tendre. "Bonne fêtes."

"Vous vous trompez de personne." L'instant chavire et son sourire dévale une pente accidentée. Keigo ne peut pas formellement se fier à sa mémoire alors est-ce vrai, s'agit-il d'une erreur un peu cuisante? Ou alors... A t-il été jusqu'à s'inventer un sauveur? Cette hypothèse n'est pas complètement à exclure car il n'en est pas à sa première erreur d'interprétation en relisant le fil décousu de ces dernières années. La migraine pointe.
Il reste sonné une seconde, d'ordinaire il donne mieux le change que ça, n'est réactivé que lorsque les nouilles reviennent à l'expéditeur en claquant contre sa main gantée. Le contact visuel est cette fois-ci direct et la marge d'incertitude diminue drastiquement - ou alors peut-être qu'il se raccroche à ses espoirs? Il ne croit pas, pourtant, au miracle de Noël et c'est vrai que tomber nez à nez avec l'inconnu qu'il admire c'est un peu gros pour être crédible. Pourtant ces yeux bleus, ces traits intraitables, cette cicatrice qui lui prend la moitié du visage, le fait qu'il lui manque une main... Tout est similaire à son souvenir et il doute raisonnablement qu'il s'agisse d'une pure coïncidence.
Son sourire revient donc tambouriner contre ses lèvres et son regard s'illumine. Il ne se trompe pas. On dirait qu'il vient juste de se faire refouler - en même temps qu'espérer d'autre, hein? On ne peut pas dire que son approche était conventionnelle et, peut-être trop influencé par l'idée qu'il s'en fait, il remarque que - même après une journée qui a dû être longue - l'autre homme a eu la précaution de lui rendre les fameuses nouilles. Ce n'est donc pas un zéro pointé, soyons optimistes. Il exhale un rire franc et clair, pour faire comme s'il n'était pas trop désarçonné. Vous êtes dur à oublier! Qu'il balance avec aplomb en emboitant le pas de son interlocuteur contraint. Il est possible que son rythme cardiaque s'élance un tantinet avant de lâcher sa bravade. Alors quoi? Vous être un gros modeste qui ne veut pas les lauriers? Vous ne vous souvenez vraiment pas et vous allez appeler la sécurité? Ou alors vous avez passé une mauvaise journée - c'est de saison - et vous voulez écourter? Un sourire doux accompagne chacune de ses propositions, frondeur, il abaisse le visage de côté pour suivre le regard de l'autre homme et le défier un peu plus. Ses yeux sont luisants.
Il tend finalement les mains devant lui en signe d'apaisement. Intérieurement, il n'en mène pas large mais les apparences sont maintenues ; sa voix marmonne sans les formes. Vous sortiez de la pharmacie 'me semble. Vous avez enchainé mes trois agresseurs et vous êtes resté avec moi le temps qu'on m'prenne en charge. ça vous parle? Il lui sourit toujours. Je me suis souvent demandé qui vous étiez, je ne suis pas déçu jusque là! Il lance ça en se doutant qu'Enji, selon son badge, va certainement rétorquer. On ferre le poisson comme on peut.