Ca avait été une très longue journée.

Tout avait commencé plutôt simplement, avec la poursuite d'une femme accusée de magie. Trilla l'avait suivie jusqu'à une biblioathèque, et avait déterminé qu'elle s'était échapée par les souterrains. Et c'était là que les choses avaient mal tourné.

Elle et la bibliothécaire en chef s'étaient enfoncés sous terre à sa recherche, avec uniquement un vieux grimoire pour leur servir de guide. Et, bien vite, ils s'étaient perdu. Trilla avait du mal à croire au nombre de tuiles qui leur étaient tombées dessus durant leur périple. Des pièges, des portes magiques, des coffres mimiques, une hydre... Et ce n'était que le début. Quand le bibliothécaire avait annoncé qu'il ne parvenait pas à déchiffrer la suite du grimoire, Trilla avait osé espérer qu'ils s'en sortiraient sans... Mais c'était un vain espoir.

Ils avaient erré pendant ce qui avait semblé des heures, jusqu'à perdre toute notion de l'endroit où ils se trouvaient. Ils avaient trouvé des colonies de rats en guerre avec d'autres colonies de rats. Des centaines de crânes tapissant les murs d'une allée souterraine. Un couloir rempli de moississures toxiques à l'odeur de sucreries. Une salle aux dimensions d'une cathédrale, entièrement remplie de toiles d'araignées. Un escalier en colimaçon semblant descendre jusqu'au plus profond des enfers. A un moment particulièrement sordide, ils étaient tombés sur le corps d'un homme allongé dans un couloir, avec des vêtements modernes et un sac rempli de bric à brac qui semblait, comme eux, s'être perdu là-dessous. Trilla s'était surprise à se demander si c'était le sort qui les attendaient.

Et puis, soudain - ils avaient senti de l'air frais sur leur peau. Le temps de confirmer que l'un et l'autre l'avaient remarqué, et, enfin - ils étaient partis. Ils avaient marché le plus rapidement possible dans cette direction, vers la liberté. Les couloirs des souterrains étaient devenu de plus en plus naturel au fur et à mesure de leur progression, et finalement, ils avaient débarqué dans une grotte... Et en en sortant - la surface !!

Trilla avait du se retenir pour ne pas rire de soulagement.

Ils étaient en pleine forêt : la ville était loin, à plusieurs heures de marche. Clairement, ni Trilla ni Casperan n'avaient le courage de marcher jusque là dans l'immédiat. La nuit était tombée, et la meilleure chose à faire semblait de s'installer comme ils pouvaient pour la nuit.

Trilla n'était pas sortie, ce matin, en prévoyant de camper le soir suivant... mais le sac du mort qu'ils avaient trouvé sous terre contenait un peu de matériel utile - y compris un sac de couchage. Et, bien sûr, elle avait ses armes sur elle. Alors elle avait abattu un dindon sauvage, ils avaient allumé un feu, et ils s'y étaient installés pour manger. 

Elle observa le jeune homme on mordant dans son morceau de viande - songeant comme elle l'avait fait de nombreuses fois durant cette journée qu'il n'était vraiment pas ce qu'elle aurait cru d'un bibliothécaire. Ce n'était pas uniquement une question d'âge. Il était débrouillard, bien plus que n'importe quel autre rat de bibliothèque. Et elle ne s'en plaignait pas. Elle n'osait même pas imaginer ce que cette journée aurait été s'il avait été plus lent.

-"Vous vous êtes bien débrouillé, aujourd'hui, Casperan... Malgré les circonstances." C'était le plus proche qu'elle lui donnerait d'un compliment. "Vous n'avez jamais songé à rejoindre l'armée ?" 

Non qu'il ai la moindre chance d'y entrer maintenant. Mais s'il avait commencé son entraînement plus jeune... Trilla aurait pu s'imaginer qu'il y aurait sa place, peut-être même plus que certains de ses confrères.

Douxie et Trilla haïssaient ces souterrains l’un autant que l’autre, ça au moins, c’était clair.

Tous deux étaient épuisés, contusionnés… Rien de grave, en somme. Un état qu’il résuma par un “Je n’ai rien.” Et elle par un “J’ai connu pire.” Ce qui était probablement vrai, pour une soldate comme elle.

L’eau n’était pas encore contaminée par les déchets de la ville à cet endroit - bien qu’elle sentît le renfermé - et leur permit de nettoyer le sang toxique de l’hydre. La veste longue bleu et or que Douxie arborait comme un uniforme dans la bibliothèque était irrémédiablement fichue, couverte de trous - la faute au tissu plus fragile que le cuir porté par la jeune femme - et il l’abandonna là. Il en avait d’autres. Sa chemise et son pantalon, heureusement, étaient intacts. Il espérait qu’Archie avait été épargné par le liquide toxique, mais se réconfortait à l’idée que son familier était trop intelligent pour tenter de le nettoyer à coups de langue.

Douxie eut une exclamation catastrophée en découvrant le contenu de son ouvrage… La soldate s’alarma, main déjà sur le pommeau de son épée, et avec un geste d’excuse pour la fausse alerte, il lui montra l’ouvrage en précisant qu’il ne connaissait pas cet alphabet. Contrairement à ce qu’elle proposait, il ne jeta pas l’ouvrage à l’eau, mais le rangea dans sa sacoche de cuir, sans s’offusquer pour autant. Il y avait de quoi être en colère, après tout.

Il n’y avait pas trente-six mille choix : sur cela, elle avait raison. Ils prirent donc le chemin opposé à l’hydre piégée, qui remontait légèrement. Il devait bien y avoir une sortie quelque part, n’est-ce pas ?


Ca avait été une très longue journée.

Tout avait commencé plutôt simplement, avec le sauvetage d’une femme accusée de magie. Elle s’était réfugiée dans la bibliothèque, et Douxie l’avait cachée dans la tour, avant de monter une petite mise en scène pour faire croire à ses poursuivants qu’elle s’était échappée par les souterrains. Et c’était là que les choses avaient mal tourné.

Jouant à la perfection son rôle de citoyen inquiet, Douxie avait accompagné le Brigadier Suduri sous terre, à la recherche de la mage qu’il savait à l’abri dans sa propre tour. Il avait utilisé le prétexte d’un vieil ouvrage sur les catacombes, que lui seul pouvait comprendre, pour la suivre dans les souterrains… Et la perdre suffisamment longtemps pour mettre fin aux recherches. Au début, il fallait l’avouer, Douxie avait été partiellement responsable des tuiles qui leur étaient tombées dessus - sauf l’effondrement du plancher, évidemment. Mais finalement, il s’était toujours assuré de l’empêcher de courir un danger véritable par sa faute, notamment avec les gargouilles. L’hydre n’était pas de son fait, il ne s’attendait pas à la trouver là - échappée du labyrinthe, peut-être ? - et il s’était appliqué à se rendre utile afin qu’ils puissent la vaincre ensemble.

Et finalement, au moment où il était enfin déterminé à ce qu’ils sortent des tunnels le plus rapidement possible, le grimoire lui avait fait défaut. Ils avaient tenté de naviguer à l’aveugle… un plan insensé.

Ils avaient erré pendant des heures, très certainement, jusqu'à perdre toute notion de l'endroit où ils se trouvaient. Des visions plus angoissantes les unes que les autres s’étaient enchainées : ce qui semblait être la grande bataille dans une Guerre des Murinés, une allée souterraine aux murs tapissés de crânes, un couloir rempli de moisissures toxiques à l’odeur doucereuse - où Douxie avait couvert sa bouche d’une étoffe et en avait tendu une autre à la jeune femme, sans rien dire -, une salle de la taille d’une cathédrale, entièrement remplie de toiles d’araignées dont, heureusement, il n’avaient pas rencontré la tisserande, un escalier en colimaçon semblant descendre jusqu’au plus profond des enfers, un cadavre d’homme aux vêtements modernes allongé dans un couloir… Leurs regards s’étaient croisés, et Douxie savait qu’ils s’étaient demandé la même chose : était-ce là le sort qui les attendait ?

Et soudain - enfin - ils avaient senti de l’air frais sur leur peau. A nouveau, leurs regards s’étaient croisés, et Douxie avait hoché la tête. Ils étaient partis dans un même élan, marchant le plus vite possible vers la liberté alors que la pierre des murs devenaient de plus en plus naturelle. Finalement, ils avaient débouché dans une grotte, et de là, à la surface.

Ils avaient dû se retenir pour ne pas rire de soulagement.

Ils étaient en pleine forêt, la ville était loin, et la nuit était tombée. Ils n’avaient plus la force, ni le courage, de marcher plusieurs heures dans l’immédiat, et avaient décidé de s’installer comme ils le pouvaient pour passer la nuit.

Aucun d’entre eux n’avaient prévu de camper ce soir, mais heureusement, le sac du mort contenait un peu de matériel utile, y compris un sac de couchage. Le temps que Trilla chasse leur dîner, Douxie avait ramassé du bois, récolté de l’eau pure, et trouvé quelques baies comestibles pour accompagner leur repas. Il avait, après tout, grandi dans la forêt, et les plantes sauvages n’avaient aucun secret pour lui. Alors, ils avaient allumé un feu, et ils s’y étaient installés pour manger.

Alors que Douxie attaquait son morceau de viande, il réalisa que la jeune femme l’observait. Finalement, elle prit la parole. Il s’était bien débrouillé aujourd’hui, malgré les circonstances… La bouche toujours pleine, il se contenta d’un hochement de tête pour la remercier de ce qui était clairement une tentative de compliment. Puis elle lui demanda s’il n’avait jamais songé à rejoindre l’armée, et il fallut au jeune homme toute sa volontée pour donner le change et ne pas s’étrangler immédiatement. Au lieu de cela, il termina tranquillement sa gorgée, puis prit une gorgée de la gourde qu’ils s’étaient déjà passée plusieurs fois.

- Pas vraiment, non…
Il était temps de lui dire la vérité - du moins, la partie de la vérité qui n’était pas dangereuse. Sans réponses aux questions qu’elle devait se poser, elle réfléchirait trop à ce qui s’était passé, et pourrait bien finir par développer des soupçons.
- Pour être honnête avec vous, il y a une dizaine d’années, je ne songeais même pas à être bibliothécaire.

Il lui laissa un instant pour digérer cette information avant de poursuivre, le regard perdu dans les flammes.
- Je suis orphelin, voyez-vous ? J’ai perdu mes parents quand j’avais onze ans… Après cela, je suis devenu acrobate et ménestrel. C’est pour cela que j’ai une certaine agilité - même si je ne pense pas avoir la force physique nécessaire à un soldat. Maître Casperan m’a recueilli alors que j’étais adolescent, et il a fait de moi son apprenti.

Il se tourna à nouveau vers elle.
- Bien entendu, j’espère que je peux compter sur votre discrétion. Ce serait terrible pour ma réputation, si cela venait à se savoir à la cour.

Manger un repas chaud faisait du bien après une journée pareille. Il fallait avouer que pendant un moment, là en bas, elle avait eu peur de ne jamais retrouver le chemin vers l'extérieur. Une peur irrationnelle, dont elle avait un peu honte à présent... mais qui avait été là quand même.

Elle s'efforçait de l'oublier en faisant la conversation avec son comapgnon. Casperan affirma ne jamais avoir songé à rejoindre les rangs de l'armée. A priori, son parcours de vie n'y était pas pour rien. Il lui fit des révélations surprenantes. Jusqu'à présent, elle l'avait supposé issu d'une bonne famille - noble, ou bourgeois à tout le moins ; le fils bien éduqué de parents assez riches pour lui assurer un avenir brillant. Mais il n'en était rien. Il avoua être orphelin, et avoir gagné sa vie en tant q'acrobate et ménéstrel avant de rentrer au service du précédent bibliothécaire royal.

Ca avait de quoi étonner. Maître Casperan l'Ancien devait être un homme de poigne, pour transformer un gamin des rue en un jeune homme érudit comme celui-ci... En même temps, ça expliquait les prouesses physiques du jeune homme. Il avait de l'entraînement derrière lui.

Il lui demanda ensuite d'éviter d'ébruiter cela. Elle eut un léger rictus.

-"Bien entendu. Je comprends, mieux que vous le pensez." Après tout, sa situation à elle était un peu similaire, bien que le bibliothécaire l'ignore forcément. Trilla était orpheline. Elle n'avait pas eu le loisir de le cacher à ses pairs, hélas, et ça lui avait souvent vallu d'être mal vue. L'armée de l'eau était déjà un milieu rude. Pour elle, ça avait été pire. Elle avait du redoubler d'efforts pour faire ses preuves, pour être vue comme autre chose que "la fille d'une mage".

Encore aujourd'hui, elle gardait des traces de ces événements. Sa ténacité, son orgeuil, sa colère envers la magie... Son histoire l'avait forgée comme telle. Et elle refusait d'avoir des regrets. Elle se disait que tout l'avait rendue plus forte.. Elle valait mieux que tous ses confrères réunis.

Elle regarda dans les flammes, le visage sévère.

-"J'ai également perdu mes parents dans ma jeunesse. Grace au ciel, j'ai été receuillie par un soldat haut gradé." Sa bouche se tordit un peu... "Mes frères et soeurs d'arme ont souvent semblé trouver ce fait... amusant."

Elle se surprenait elle-même, d'en parler comme ça. Sans doute était-ce la fatigue qui la rendait plus ouverte... ou peut-être avait-elle toujours eu un besoin inavouable de partager cela avec quelqu'un d'extérieur à sa vie, qu'elle ne reverrait probablement jamais. Elle comptait bien arrêter là ses confidences, cependant. Elle n'était pas prête à avouer l'identité de ses parents à qui que ce soit qui ne serait pas déjà au courant. Elle avait déjà bien assez de mal comme ça avec les rumeurs qui circulaient dans les rangs.

-"De toute manière, je ne fréquente pas les gens de la Cour." Il y avait un certain dédain dans sa voix. Elle avait peu de respect pour les nobles, qui n'avaient pas beaucoup de mérite à ses yeux malgré leurs beaux titres et leurs richesses. "Même si je le voulais, je ne vois pas avec qui j'irais partager vos secrets."

Elle poussa un bref soupir, et prit encore une bouchée de viande. Elle reprit la parole :

-"L'agilité et l'adresse sont tout aussi importantes que la force brute, si pas plus. Et les muscles se travaillent. Vous auriez pu faire un soldat adéquat, si les circonstances avaient été différentes." Elle le regarda pensivement. Une pensée la traversa : ça tenait à peu de choses.

Trilla se préoccupait peu des gens du peuple, tellement peu qu'elle n'avait même pas songé à eux quand elle avait promis à Casperan de ne pas ébruiter son secret. Elle ne portait pas les nobles de Roselake dans son coeur, mais elle les respectait au moins pour le danger potentiel qu'ils représentaient. Les simples roturiers civils, eux, auraient tout aussi bien pu être des éléments du décor.

Casperan accorda un petit moment de réflexion à sa remarque - dans une autre réalité, il aurait pu rejoindre l'armée comme elle l'avait fait. Il affirma ne pas le regretter, à cause de l'attitude de certains soldats. Trilla ouvrit la bouche pour défendre ses collègues, car après tout, même si elle aussi avait ses problèmes avec eux, l'Armée de l'Eau devait montrer une image unie...

Mais il continua avant qu'elle ai pu l'interrompre, et ce qu'il dit - pourtant innocement - éclipsa tout le reste. Il parla de ses parents, de sa perte. Et d'un vieux souvenir qu'il gardait de son enfance.

Dans cette autre vie, il y a si longtemps, Trilla avait vécu dans une petie maison en pleine nature, dans une clairière au milieu des bois. Derrière cette maison, il y avait un potager, et puis l'endroit où son père faisait pousser des plantes aromatique et médicinales. Et encore plus loin, à l'abris du soleil, il y avait deux gros buissons de myrtilles.

Le souvenir lui revint, comme à travers un brouillard. Les jours de réjouissance où elle et son frère étaient envoyer en récolter pour faire une tarte ("Et ne mangez pas tout à deux, ramenez-en assez pour la maison !"). Le panier rempli de fruits qu'elle ramenait en courant jusqu'à la maison ("On fait la course ?" Elle gagnait à chaque fois). La silhouette de dos au tablier noué à l'arrière, son visage tourné vers son plan de travail ("Un peu de patience, laissez votre mère travailler...") et l'odeur de la tarte qui cuisait dans le four...

Elle revint au présent et eut un mouvement de recul, qu'elle dissimula en une quinte de toux étranglée.

Depuis combien de temps avait-elle eu un souvenir si clair de cette époque ? Tout ça à la simple mention d'une tarte ? Ca devait être la fatigue. Leur discussion sur leurs passés, qui réveillait des choses enfouies. Ce rêve qu'elle avait fait la veille au soir.

14 ans. Des myrtilles. Un simple hasard ?

-"Excusez-moi. J'ai avalé de travers."

Elle resta silencieuse un moment, en le regardant avec un regard nouveau. Presque effrayé. Elle ne mangeait plus.

Et puis elle demanda, à brûle pourpoint :

-"Qu'est-ce que vous aviez dit qu'était votre nom, encore ?"

Ca faisait si longtemps qu'elle n'avait plus pensé à sa famille. Ou plutôt... non. Ca faisait longtemps qu'elle ne s'était plus autorisée à y penser, qu'elle avait rejeté ces souvenirs à chaque fois qu'ils revenaient à la surface, les remplaçant uniquement par de la colère et de la haine.

Et il était facile de haïr sa mère, cette mage qui avait corrompu toute sa famille avec ses sacrilèges. Il était facile de haïr son père, son complice, qui avait échoué dans son rôle de protecteur de ses enfants. Il était même facile de haïr la personne que Trilla elle-même avait été à l'époque, cette gamine naïve, faible, et sans respect pour l'autorité. Mais c'était différent pour son frère. Son petit frère, Hisirdoux, avait été le plus innocent d'entre eux - et pourtant, c'était lui qui avait payé leurs forfaits le plus cher. Sa mort avait été une tragédie, pour laquelle elle blâmait entièrement ses parents - et pas les inquisiteurs qui l'avaient tuée.

La mort de son frère avait été la première chose à réellement la radicaliser, quand elle avait compris que c'étaient les actions de sa mère qui l'avaient causée. Une fois que ce déclic s'était fait dans sa tête, elle avait commencé à s'ouvrir à l'éducation de l'église et de l'armée. Et les années avaient passé... Et ele avait grandi. Elle s'était forgée une nouvelle identité.

Retrouver son frère vivant, maintenant, ça ébranlait tout. Et devant quelque chose d'aussi énorme et impossible, le plus facile, dans un premier temps, c'était de tout nier.

-"Non." Elle nia de la tête, grimaçante à présent. "Vous ne pouvez pas être Hisirdoux. Non."

Elle ne répondit même pas à sa question sur son prénom. Comme s'il ne le savait pas ! De plus en plus agitée, elle se leva brusquement, s'éloigna, se mit à vociférer, agitant dans le vide un os de dindon rongé dont elle avait oublié l'existence.

-"Qui êtes vous, exactement ? Mh ? Est-ce que quelqu'un vous paie pour faire ça ? Pour se moquer de moi ? Me renvoyer le passé à la figure, pour me nuire ?" Elle s'esclaffa, d'un rire hystérique. "Ah ! Ca doit être Avery Pole, n'est-ce pas ? C'est bien son genre de... de stratagèmes retors... Et il ne m'a jamais pardonné cette fois où... Ah ! Ahah ! Mais s'il pense pouvoir m'affecter avec ça !", s'exclama-t-elle, clairement affectée avec ça. Et même en parlant, elle réalisait que ce qu'elle disait était absurde. Car même si l'un de ses rivaux de l'armée avait pu apprendre qu'elle avait eu un frère... Même s'il avait appris son nom ! Comment aurait-il pu savoir pour la tarte ? Pour la cicatrice ? Pour son visage, qui, a la lueur de ce feu de camp, commençait à lui rappeler celui de son frère perdu ? "Comment connaissez-vous l'identité de mon frère ? Hein ? Comment ?"

Dans le fond, elle savait. Elle se sentit épuisée, soudainement.

Elle se calma d'un coup, se prit le visage dans la main.

-"Tu ne peux pas être mon frère. Il est mort. Ca fait quatorze ans."

Trilla tremblait. Elle avait appris à être forte, pendant toutes ces années ; à cacher, à détruire toute trace de faiblesse, d'émotivité, au profit de son efficacité et son fanatisme. Mais à présent son frère était là, son petit frère qui était mort, qu'elle avait abandonné là-bas dans cette forêt et qu'elle ne devait jamais revoir...

Et c'était lui ! Ses mots, ses paroles - des souvenirs de leur enfance que lui seul pouvait connaître. Contre toute logique, tout bon sens, c'était lui, et elle... elle ne savait pas si elle voulait le prendre dans ses bras ou s'enfuir, loin, très loin d'ici.

-"Tu avais disparu. Tu n'étais plus là..."

Elle avait cru qu'il était mort. Non : elle avait su qu'il était mort, sans l'ombre d'un doute. Les premiers mois... Elle se souvenait d'avoir eu du mal à l'accepter. Mais les premiers mois avaient été difficiles à tous les niveaux, l'époque où elle était encore contaminée par l'influence de sa mère, grognant et montrant les dents aux soldats qui l'avaient sauvée. Elle s'était inquiétée pour son frère, alors, se demandant s'il s'était enfui, s'il s'était perdu seul dans la forêt... Mais son nouveau père lui avait assuré qu'il était mort - la dernière victime de ses parents, sacrifié pour leur égoïsme et leur blasphème.

Pourquoi, comment, alors ? Il dit s'être caché, ce jour-là. Avoir réussi à échapper à la vigilence des soldats, pendant qu'elle se faisait entrainer jusqu'à la capitale. Elle fut horrifiée de réaliser soudain que son frère avait l'air d'avoir honte, en relatant tout ça. Non - non ! Il ne devait pas ! Ce fut suffisant pour la sortir de son état de choc.

-"Non. C'est moi. J'aurais dû..." Elle parlait avec empressement, loin de son ton intense et délibéré habituel. "J'étais ta grande soeur, j'étais l'aînée, papa m'avait dit que c'était à moi de te protéger et j'aivais promis... J'avais promis. Mais je n'ai pas pu, je t'ai perdu de vue. Je suis désolée. Je suis désolée..." Quelles chances une gamine de 12 ans armée d'un arc taille enfant artisanal, face à une escouade de soldats de l'eau ? Elle n'avait pas tenu une minute...

Et, ça y est, elle pleurait. Ca faisait combien de temps ? Des années, des années...

-"Je n'arrives pas à y croire. C'est un miracle. Un miracle."

Une intervention divine ? Malgré tout son fanatisme, Trilla ne s'était jamais vraiment sentie proche du Divin. Ses prières étaient une forme de discipline, comme son entraînement, ses prouesses au combat. Elle n'était pas du genre à croire aux voeux exaucés. Et pourtant...

Elle s'essuya furieusement les yeux.

-"J'aurais du savoir que tu t'en sortirais. Tu étais toujours le plus intelligent de nous deux." Elle renifla. "La Bibliothèque Royale. Si j'avais su..."

Il semblait que tous deux avaient bien réussi, une fois séparés de l'influence néfaste de leur mère. Si elle avait su ! Si seulement elle avait su ! Toutes ces années, ils auraient pu se sourtenir l'un l'autre. 14 ans de temps perdu...