N’hésitez pas à revenir chez Waffle Wonders ! lance à la volée celle qui croit toujours s’appeler Marya, tandis que les derniers clients quittent la boutique.

Charlotte, cette adorable vieille-femme qui a ouvert un magasin de gauffres uniquement parce qu’elle n’avait pas de petits-enfants à qui faire des pâtisseries, qui a rayé la vanille du menu sans hésiter pour faire face aux crises d’angoisse de Marya, n’est pas là, ce soir - elle fête ses soixante-deux ans de mariage.

C’est donc à Marya, qui au bout de cinq ans de carrière fait désormais partie des managers, qu’il incombe de fermer la boutique. Son collègue a déjà nettoyé derrière le comptoir et en cuisine, avant qu’elle lui dise qu’il pouvait y aller, mais elle nettoie la dernière table et le sol de la salle. Puis elle ferme la caisse, fait l’inventaire des stocks, complète le cahier des managers, pour Charlotte demain matin, et enfin, elle raccroche son tablier. Elle ne sait pas ce qu’elle faisait, avant son amnésie, mais elle adore préparer des gauffres, et se sent vraiment bien sur son lieu de travail. Elle arrive toujours avec le sourire, et repart de bonne humeur. C’est donc en fredonnant une chanson d’un artiste populaire de Silvergate qu’elle verrouille la dernière porte.

Marya fait volte-face, et les notes meurent dans sa gorge tandis que son regard croise une paire d’yeux familière, couleur de café amer. Fuck. La mine impassible, elle fait mine de ne pas l’avoir remarqué, remonte la capuche de sa veste de jogging sur sa tête dans un geste qui lui a semblé naturel dès le début, et commence à s’éloigner sans jeter un seul coup d’oeil en arrière. Il l’a vue, elle en est certaine - mais que faire d’autre ? En tout cas, elle ne fera pas l’erreur de le confronter.

Parce que la première fois qu’elle a vu ce type, ce type qui hantait ses rêves depuis son réveil et dont la voix sarcastique semblait résonner si souvent à l’improviste, elle l’a suivi… Elle faisait confiance à ses rêves, au faux sentiments de sécurité qu’ils lui avaient instillé. Elle voulait obtenir des réponses, comprendre enfin qui elle était, et ce type le saurait, elle en était certaine.

Mais rien ne s’était passé comme prévu. Elle l’avait perdu de vue, et c’était lui qui l’avait prise par surprise. Elle ignorait toujours ce qu’il lui avait fait, mais elle était tombée au sol comme une masse et s’était retrouvée immobilisée, prise au piège comme une libellule sur la toile d’un prédateur. Et c’est seulement là qu’elle s’était souvenue de l’avertissement qu’il lui avait donné un jour, qu’elle avait entendu en rêve. Don’t ever sneak up on me again.

« Tu sais que ce n’est pas très poli ma douce de venir espionner les gens ? » avait-il dit, d’une voix qui lui avait glacé le sang. Un serpent avait sifflé, et il lui avait répondu sur le même ton, avant de s’adresser à nouveau à elle. « Ok, petit ange, je te libèrerai que si tu promets de ne pas m’attaquer. Surtout pas aux bijoux de famille. J’y tiens. » Il lui avait suggéré de cligner des yeux pour dire qu’elle comprenait, et elle s’était exécutée - mais il n’avait pas tenu sa promesse, pas encore.  « Alors petit cœur, voyons voir ce que tu as sur toi. » Ma douce. Petit ange. Petit coeur. Chacun de ces surnoms intensifiait la nausée qui montait en elle.

Il avait claqué des doigts, et le serpent s’était enroulé autour de sa nuque. L’homme l’avait fouillée sans retenue tandis qu’elle était incapable de se débattre, avait jeté au loin les lames dont elle ignorait l’origine, mais qu’elle portait sur elle le jour où Jack l’avait trouvée, et qu’elle ne quittait jamais. Elle avait senti l’angoisse monter en elle sans pouvoir la combattre. Elle voulait se débattre, lui dire de ne pas la toucher... et elle en était incapable, en raison de cette magie incompréhensible.

L’étrange magie qui la maintenait prisonnière s’était dissipée, et puis soudain, son corps avait été saisi d’une légèreté malaisante, s’élevant au-dessus du sol. Il lui avait demandé pourquoi elle le suivait, et ne lui avait pas même donné une chance de répondre avant de prononcer ce mot terrible. Endoloris.

Elle ne l’avait jamais revu après cette nuit de souffrance, mais désormais, le garçon qui hantait ses rêves était tantôt allié, tantôt tortionnaire, et elle avait renoncé à chercher à apprendre la vérité sur son passé. Soit le type qu'elle avait rencontré n'était pas le garçon de ses rêves, soit elle s'était trompée sur son compte. Dans tous les cas, mieux valait ne pas tenter le diable.

Et donc, après avoir remonté sa capuche sur sa tête… Elle changea carrément de trottoir, avec l’espoir oh combien improbable qu’il ne l’air pas vue.

Celle qui croit toujours s’appeler Marya quitte le magasin de gauffres avec la même bonne humeur qui l’a caractérisée pendant tout son service, fredonnant une chanson populaire tout en verrouillant la boutique. Les notes s’étouffent dans sa gorge lorsqu’elle le voit. Un garçon dont le regard couleur de café amer hante tout autant ses rêves que ses cauchemars. Fuck.

Dans un futile espoir de passer inaperçue, elle monte sa capuche sur sa tête et se met en route hâtivement, changeant carrément de trottoir. Mais rien n’y fait. Le bruit familier d’une canne sur le pavé résonne à sa suite. Le cœur de la jeune femme se débat dans sa poitrine comme un oiseau pris au piège. Une main gantée se referme sur son bras, et elle se figea, la panique l’empêchant soudain de respirer.

Inej, Wait.

Le flash qui lui revint ne fut pas celui de sa rencontre avec son tourmenteur dans les rues de Ketterdam, mais une scène plus ancienne, quelque chose qu’elle avait rêvé. Une bribe d’une autre vie, peut-être ? Comme aujourd’hui, il la retenait par le bras. Stay, disait-il.

Comment l’avait-il appelée, déjà ? Inej. Etait-ce là le vrai nom de Marya ?

Inej, look at me. Look at me. Un nouveau… souvenir ? La jeune femme se revoyait prise de panique, et il était là. Elle avait levé les yeux vers son regard couleur de café amer – ou plutôt de thé fort à la lumière du soleil. Et elle avait retrouvé son calme.

Inej se tourna enfin vers celui qu’elle avait tenté de fuir. Ami, ou ennemi ? Il la regardait comme l’homme de ses rêves, en tout cas, pas comme celui de ses cauchemars. Mais étaient-ils une, ou deux personnes distinctes ? Celui qui l’avait armée, et celui qui l’avait blessée ?

Pouvait-elle prendre le risque de lui faire confiance ?
Tell me this isn’t a trick. Tell me you’re the one who gave me those knives, not the one who stripped them away, demanda-t-elle enfin. La tension dans sa voix était toujours palpable, mais elle était restée, et son souffle s’était quelque peu apaisé. Tell me your name.

Les souvenirs n’étaient revenus que par bribes, et elle n’avait toujours pas retrouvé de fil conducteur, sauf son visage présent dans chacun d’eux.
Inej… Is that mine ?