Allongée dans son fauteuil, éveillée malgré l'heure matinale, Jack détaillait des yeux les fissures de son plafond, à moitié éclairées par la lumière qui filtrait à travers ses rideaux trop fins.

La journée d'hier repassait dans sa tête. La fin de la journée, spécifiquement. La découverte d'une jeune femme inconsciente devant sa porte. Les traces de torture, et sa décision de l'abriter chez elle. Son réveil, son amnésie. Et, au final, le constat tout simple : elle devrait forcément passer la nuit sur place.

Jack lui avait laissé le lit - non qu'il soit particulièrement plus confortable que le fauteuil. Elles avaient mangé ; elles avaient parlé ; elles avaient été dormir.

Ou, au moins, essayé.

Car Jack avait eu du mal à fermer l'oeil, et pas parce qu'elle avait passé la nuit dans son sofa. Non, ça c'était pas un problème... le problème, c'est qu'elle avait pas l'habitude d'avoir quelqu'un chez elle. Pour elle, son espace privé, sécurisé, ça avait quelque chose de sacré. Elle avait peur d'être vulnérable. Pour dormir, état de vulnérabilié s'il en était, elle avait besoin de se sentir en contrôle... chez elle, dans un endroit familier dont elle connaissait toutes les issues...

Mais elle n'allait pas forcer Marya à passer la nuit dehors. Elle n'avait nulle part où aller ! Et, manifestement, il y avait des gens qui lui en voulaient dans la rue ! Non, elle avait un coeur, Jack, même s'il était bien caché derrière une façade d'agressivité et de language grossier... Elle se sentait responsable de cette fille, presque malgré elle : elle avait commencé à lui venir en aide, elle pouvait tout aussi bien continuer.

Après tout, ça durerait combien de temps ? Une semaine ? Deux maximum ?

Toujours un peu crevée, elle se leva, et s'avança vers le coin "exercice" de son appartement (qui prenait beaucoup de place dans le mouchoir de poche où elle avait élu domicile). Elle asséna trois coups de poings à son punching bag en passant. Et puis, elle approcha de ses barres horizontales, et commença ses tractions.


Un peu plus tard, elle était installée à la table de son coin cuisine/salle à manger, face à Marya. Elle piochait hasardeusement dans son bol de céréales. Elle n'avait pas très faim.

Elle l'avait laissée se réveiller quand elle voulait, avait gardé ses distances toute la matinée, se contentant de lui répondre quand elle avait besoin de quelque chose dans la maison. Ca s'était assez bien passé jusqu'à présent... Mais maintenant, elle allait devoir sortir, et c'était une autre paire de manche.

Laisser quelqu'un entrer chez elle, c'était rare. Dormir chez elle, c'était difficile. Rester chez elle, pendant qu'elle était dehors... Ouais, ça lui plaisait pas.

-"Ecoute, Marya, va falloir que j'aille travailler." Elle s'était engagée, auprès de quelqu'un avec qui on ne brisait pas les contrats. Elle n'avait pas 3600 choix. "J'vais te laisser mon numéro, okay ? Si t'as besoin, le voisin de palier peut te prêter un téléphone. Y a un ordi dans ma chambre, si t'as besoin de chercher un truc... si un souvenir te revient..."

Ca lui plaisait pas, mais elle faisait avec ce qu'elle avait.

Deux semaines. Max. Et après, son appartement serait à nouveau rien qu'à elle.

Jack était prête à partir, plus ou moins convaincue que son invitée amnésique serait capable de se débrouiller toute seule pendant son absence. Chose que la question qui suivit mis en doute. Qu'est-ce que c'était, un téléphone ? Un ordinateur ? Oh, merde, elle savait pas ça ?

Fait chier. Univers parallèle, oui, amnésie, oui, et pourtant Jack n'avait pas songé au fait qu'elle pourrait, juste, ignorer ce genre de choses.

-"Un portable."

Elle sortit le sien de sa poche - un vieux smartphone griffé de partout, avec une fissure sur l'écran qu'elle n'avait jamais pris la peine de réparer. Aux yeux de Jack, c'était une antiquité - même pas de projecteur holographique ou d'intégration à son poignet... Mais bon, Silvergate avait plus d'un siècle de retard sur son monde d'origine, donc il fallait bien se faire à la technologie locale... Elle le montra à son invitée, sans le lui donner. Elle alluma l'écran, en profitant pour regarder l'heure. Shit, elle devait vraiment y aller... "Tu connais pas ça ? Un téléphone portable ? Pour contacter les gens à distance, tu sais ?"

Elle regarda son numéro, noté sur un post-it, d'un air dépité. Si Marya ne savait pas quoi en faire, ça servirait pas à grand chose. "Regarde - j'ai pas le temps de t'expliquer maintenant. Mais si tu veux me parler, donne mon numéro au voisin et il devrait comprendre." Elle eut un demi sourire. C'était con, mais tout ceci commençait presque à l'amuser tellement c'était absurde. "C'est facile. Je te montrerai en rentrant. Merde, les ordinateurs - c'est, uh, c'est utile tu vas voir. Après, tu vas plus réussir à t'en passer." Elle attrapa une veste et la lança sur son épaule. "Je dois filer. Pas de conneries, hein ?"


Une semaine plus tard, et Marya vivait toujours là. Jack commençait à s'y habituer. Oh, l'appart était un peu petit pour deux... mais c'était pas pire qu'un vaisseau spatial un peu serré.

-"Yo, Mary, il nous reste plus rien à bouffer ou je rêve ?" C'était le week-end, un jour de repos, et Jack était affamée. Sauf que son frigo n'était pas du même avis. "Ca te dit, on va manger dehors ?" Jusqu'à présent, elle n'avait pas trop oser sortir en public - on savait toujours pas qui elle avait à ses trousses - mais elle ne pouvait pas rester planquée éternellement. Et Jack avait faim, et pas spécialement envie de sortir toute seule. Puis ce serait peut-être l'occasion de faire le point, autour d'un bol de nouilles ou d'un burger bien gras.

Ce jour-là, Jack avait passé la journée à se donner mentalement des baffes.

Mais qu'est-ce qui lui était passé par la tête ? Elle était devenue débile, en traversant le portail pour Silvergate, ou quoi ? Elle avait perdu tout son bon sens ?

Inviter une inconnue chez elle, dans son lieu sûr, son appart, c'était déjà hors normes, vraiment hors de ce qui était habituellement sa zone de confort... Mais l'y laisser pendant une journée pendant qu'elle travaillait ? Dès qu'elle avait fait dix pas hors de l'appartement, elle avait commencé à le regretter et à se faire des films.

Elle allait retrouvé son appart dévalisé, la fille partie, et sans un mot d'excuse. Et elle l'aurait bien mérité après s'être laissée amadouer par une prétendue "amnésique" comme une bleue.

Elle avait travaillé toute la journée en ayant la tête ailleurs, la main sur son vieux téléphone qui n'avait pas une seule fois. Elle avait imaginé tous les plans catastrophes du monde. Plusieurs fois, elle avait été à deux doigts d'abandonner son post et de foncer chez elle en urgence. Elle s'était retenue : elle avait une réputation à conserver.

Au soir, elle avait fini par rentrer chez elle en s'attendant toujours à trouver un carnage en ouvrant la porte. Et tout ce que Marya avait eu à lui dire pour l'accueillir, c'était...

”Je me suis permis de faire à manger.”

Et tout ses doutes s'étaient calmés instantanément dans sa tête.

Honnêtement, c'était sans doute la première fois dans sa vie que quelqu'un l'attendait chez elle après une journée de travail, avec un repas et une table prête. Et c'était... étrangement réconfortant.

"Ta journée s'est bien passée ?", avait encore demandé Marya, et Jack avait repensé à ses inquiétudes, sa paranoïa, son autoflagellation mentale. Et puis elle avait regardé dans la cuisine avec une casserole de soupe qui chauffait sur le feu et elle avait dit...

"Ouais... Pas trop mal. Et la tienne ? Pas de... soudaine illumination sur d'où tu viens ?"

Et elle avait refermé la porte derrière elle, appréciant pour l'instant cette impression de Chez Soi.


Elle s'appellait Marya, mais Jack l'appellait Mary. Ca faisait une semaine qu'elle créchait chez elle, et Jack commençait à s'y faire.

Deux semaines... Et Jack appréciait la compagnie.

Trois semaines... Et, dans un coin de sa tête, Jack commençait à redouter son départ.

En même temps, l'appart se faisait petit.

Elle rentrait chez elle après une nouvelle journée de boulot, qui était passée plus vite que d'habitude, semblait-il, quand elle avait reçu un nouveau message de sa colloc. Le goûter ? Une bonne nouvelle ?

"ooooh, pleine de surprises ajd mary ;-) ! suis curieuse... OK, suis en routz jarrive tt de suite"

Une semaine plus tard elles célébraient la première journée officielle de boulot de Marya, chez Waffle Wonders, mes Meilleures Gaufres de Blackridge (selon les habitués). Jack ne savait pas vraiment ce qui avait poussé son amie à poster sa candidature là-bas. Elle avait besoin d'argent, et elle avait trouvé chaussure à son pied. C'était, en effet, une bonne nouvelle : le genre de métier qui ne la pousserait pas à se retrouver évanouie sur le pas d'une porte, couverte de plaies et à moitié noyée. Une bonne chose, donc.

C'qui voulait quand même pas dire que ce serait de tout repos.

-"Ca va, ça s'est bien passé ? Pas trop galère, de gérer les clients ?" C'était bien le genre de job que Jack n'aurait jamais pu faire. Trop impatiente, trop agressive. Elle n'aura pas tenu une heure avec de cogner un client. "Sil y en a un qui te fais chier, tu me dis. J'irai lui casser la gueule." Est-ce qu'elle plaisantait ? Oui. Est-ce qu'elle l'aurait vraiment fait si Marya avait demandé ? Aussi, oui.

Elles s'instalèrent sur le vieux canapé devant la télévision et Jack l'écouta raconter sa journée, se laissant bercer par ses propos. Elle n'avait pas eu le temps de passer chercher une gaufre, aujourd'hui, mais elle le ferait. Plus tard.

Pour marquer le coup, Jack avait décrété qu'elles allaient commander des pizzas. Elle engloutit l'une de ses parts en évitant de trop saloper le canapé.

-"J't'ai déjà parlé du merc avec qui j'ai bossé qui partait nulle part sans sa machine à gaufres ? Putain de taré. Il disait que c'était celle de ses grands-parents, sur Terre. Une antiquité. Il disait que ça lui portait bonheur d'en manger une avant chaque job." Aussi loin que Jack savait, sa lui avait réussi. La dernière fois qu'elle en avait entendu parler, il était encore vivant. "Shit, il avait peut-être raison. Ca a l'air de te porter chance aussi." Elle sourit. "J'suis contente pour toi. Vraiment." Même si cette nouvelle source de revenus signifiait qu'elle ne resterait plus à vivre là très longtemps...

Juste à ce moment-là, le téléphone de Jack se mit à sonner. L'un de ses boss. Puissant à Blackridge, du genre à pas faire attendre. Elle s'excusa un instant. "Sorry. Faut que j'y réponde." Et elle sortit de la pièce, fermant la porte derrière elle. C'était.. une partie de sa vie à laquelle elle ne voulait pas que Marya soit mêlée.


Cette nuit-là, Jack fit un cauchemar.

Elle était de retour en enfance. De retour sur Pragia. De retour aux mains des scientifiques des labos de Teltin... Elle hurlait, appelait à l'aide derrière une vitre de verre - et personne, de l'autre côté, ne se retournait vers elle. Les cicatrices sur sa peau, traces de multiples opérations forcées, étaient encore fraiches. Elle hurlait, assez pour que ça voix se brise - et ça ne servait à rien, personne ne lui venait jamais en aide...

Elle se réveilla en sursaut, en sueurs.

L'appart était silencieux, seuls les bruits de Blackridge pouvaient se faire entendre à travers la fenêtre. A la lueur des lampadaires, dehors, elle pouvait voir le désordre familier de son chez elle. L'odeur des produits chimiques, les murs blancs aseptisés, les tenues de laboratoires étaient bien loin, n'existaient plus. Jack était en sécurité. Mais elle se connaissait assez bien pour savoir qu'elle n'allait pas réussir à se rendormir... A pas de loup, elle se glissa hors de son lit et se dirigea vers sa kitchenette.

Ce genre de rêves... Depuis qu'elle vivait avec Marya, elle en avait moins fait, mais il fallait croire qu'on ne pouvait pas y échapper si longtemps. A ce stade, ça l'irritait plus qu'autre chose. Quand allait-elle enfin laisser tout ça en arrière ? On aurait pu croire que changer d'univers serait suffisant... Avec un soupir, elle se servit un verre d'eau - se retourna, et sursauta en voyant Mary réveilée, debout derrière elloe.

Elle était toujours si silencieuse, si putain de silencieuse. Jack était du genre hypervigilant, à se mettre en alerte au moindre bruit, mais Marya arrivait toujours à passer outre. Elle apparaissait soudain derrière elle sans que Jack l'aie vu venir, comme un fantôme. Et à chaque fois, Jack se demandait, "comment elle fait ça" ?

-"Merde. Désolée si je t'ai réveillée. Juste... une petite soif."

Elle désigna le verre d'eau dans sa main comme si ça prouvait quoi que se soit. Personne n'était dupe.

Jack vida son verre et soupira. Resserra sa main dessus. Elle était fatiguée, elle était en colère l'eau fraiche n'avait rien fait pour la relaxer. Elle fut soudain prise de l'envie de lancer ce stupide verre le plus fort possible contre le mur. Et avant d'avoir pu se reprendre, comme souvent quand sa bouche fonctionnait trop vite et qu'elle disait des trucs qu'elle allait regretter ensuite, elle lâcha :

-"Il y a des fois où je t'envie, Marya. De ne garder aucun souvenir de ton passé."