Il fallait bien reconnaître quelque chose : à Silvergate, depuis l'apocalypse, on ne s'ennuyait pas. On pouvait essayer de s'habituer à ce nouveau monde post-apocalyptique, se dire qu'on avait tout vu... Et puis, le lendemain, se retrouver à nouveau face à un spectacle surréaliste qui remettait tout en question.

Le Docteur Fenhill en avait encore la preuve aujourd'hui.

Elle avait d'abord été alertée par le bruit du moteur. Il y avait de moins en moins de véhicule en circulation dans le monde : l'essence se faisait rare, même ceux qui gardaient encore des voitures en état de marche évitaient de les utiliser à part pour les grandes occasions. Naturellement intriguée, elle avait intimé à Gaïa de rester à l'intérieur et de se taire pendant qu'elle allait voir ce qui se passait. Elle avait passé son fusil sur l'épaule  - juste par acquis de conscience - et était sortie sur son porche, comme une petite vieille concernée par l'agitation dans le voisinage...

Comme elle l'avait suspecté, toute cette commotion était pour elle. Une moto s'était arrêtée juste devant son mobile home, et là, nouvelle surprise... L'un des deux visiteurs portait la soutane. Un honest to go abbé, avait-on dit, de "la communauté de l'église", plus loin sur la coline. Ellie avait en effet entendu parler de quelques survivants installés dans un ancien lieu de culte, dans ce coin-là. Elle n'avait pas réalisé qu'un véritable membre du clergé y vivait aussi. Si les circonstances avaient été différentes, ça l'aurait sans doute bien fait rire.

Sauf qu'on venait rarement rendre visite à une chirurgienne en urgence et en panique pour faire la conversation. Non - leur communauté de l'église (putain, si elle y allait et découvrait que c'était une secte, elle allait râler) était en crise après avoir subit une attaque de pillards. Plusieurs blessés, en danger de mort... y compris l'abbé devant eux qui s'était pris un carreau d'une "sorte d'arbalète" assez intrigante. Ellie écarquilla un peu les yeux en voyant la plaie. Un morceau du projectile était encore à l'intérieur, grace au bon réflexe du père du jeune homme en face d'elle.

-"Et bien, il a bien fait. Je suis surprise que vous teniez encore debout, mon père." Et même si elle l'appelait ainsi avec plus d'ironie que de respect, elle restait assez impressionnée, à vrai dire. La blessure devait faire un mal de chien. S'il avait essayé d'arracher la flèche, nul doute qu'il aurait succombé à l'émorragie, comme la père de l'autre l'avait suggéré. En vérité, il avait toujours besoin de soins urgents, en ce moment - mais peut-être moins que les autres blessés qui étaient à priori restés en arrière. "De combien de blessés on parle en plus de vous ? Tous avec la même arme ?" Elle prenait des notes mentales des explications, essayant de se représenter ce qui l'attendait.

C'était sans doute le moment où un bon docteur, respectueux de son serment d'Hyppocrate, aurait immédiatement sauté dans l'action, pour aller sauver ces malheureux. Mais Ellie n'était pas si généreuse. Et c'était triste à dire, mais les gens désespérés faisaient souvent de bons clients... "Bon, je vois. Vous avez clairement besoin de mon aide, et le temps presse. Mais hey... Je dois vivre aussi, moi-même. J'ai des gens à ma charge, je bosse pas gratuitement." Techniquement, elle avait une seule personne à sa charge, mais ne pinaillons pas. "Je peux me mettre en route tout de suite, j'aimerais juste être sûre que ça en vaudra le coup."

Il y avait toujours une certaine tension dans l'air, mais à ce stade, Ellie était plutôt convaincue que ces deux inconnus étaient réellement exactement ce qu'ils disaient être : des blessés en quête de l'aide d'un médecin.

On avait rien pour rien dans ce bas monde. Et l'une des premières choses qu'elle leur avait demandé, c'est ce qu'ils pourraient lui offrir en échange de ses services. Et bien, ce n'était pas encore demain qu'elle allait être riche. Des œufs, des poules, des plants de courges... Ce serait mieux que rien - en fait, avoir accès à des œufs frais aurait clairement été appréciable - mais ça ne faisait pas rêver. Ellie était un peu immature, elle avait envie de quelque chose de plus que ça pour sa peine. Certainement pas des cierges, elle n'avait pas envie d'avoir l'impression de vivre dans un couvent. L'une de leurs armes ? Peut-être, mais bon, elle en avait déjà. Des munitions ? Il faudrait voir ce qu'ils avaient chez eux, en réserve. Ou alors...

-"Uhuh. Sinon... Votre bécane n'est pas mal."

Un moto en parfait état de fonctionnement, ça aurait pu être cool. Le carburant était rare, et elle n'était pas une super motarde - elle avait vaguement appris à rouler dans sa jeunesse, avec un pote, mais ça remontait... Mais pourtant l'idée était alléchante.

Chaque minute qui passait devait leur rappeler leurs camarades blessés, chez eux... Elle savait que la pression devait monter encore et encore : si elle voulait négocier, c'était maintenant ou jamais.

Elle se tourna vers le père, qui, même blessé, était clairement la personne en charge ici.

-"Qu'en pensez-vous ? La moto - et je vous promet que je vous retire cette flèche immédiatement, et puis que je vous accompagne chez vous pour prendre soin des quatre autres. Avec du désinfectant de ma réserve en prime, parce que je suis gentille..."

Elle s'était vraiment attendue à ce que le père accepte sur le champ. Généralement, dans ce genre de situation, les gens étaient prêts à lui offrir un peu n'importe quoi - ce qui expliquait qu'elle s'était habituée à exiger un peu n'importe quoi. Mais - non. Elle cligna des yeux, surprise, en l'entendant geindre sur le fait que la moto était trop important pour son groupe pour qu'il la cède.

Ellie prit un instant pour réfléchir à la suite -  le temps pressait, ils devaient trouver un arrangement en vitesse.

Ses réflexions étaient très calculées. Les appels à ses bons sentiments n'allaient pas servir à grand chose, mais elle pouvait quand même faire preuve de logique...

Elle n'avait techniquement pas besoin de cette moto : elle la trouvait juste cool et pratique. De l'autre côté, la communauté du Père Machin avait l'air de vraiment en dépendre pour sa survie. D'un point de vue moral, ça voulait dire qu'il était mieux de la leur laisser. D'un point de vue purement cynique... même si elle continuait d'insister, et si elle parvenait à utiliser leur situation désespérée pour les convaincre de cet échange - le seul résultat, se serait du ressentiment de leur part. Elle risquerait qu'une fois remis sur pieds, ils l'attaquent et la tuent pour récupérer la bécane (et qu'ils se sentent probablement parfaitement justifiés de le faire). Un risque inutile, somme toute.

Et puis... Peut-être qu'il y avait aussi le fait que les priver de quelque chose dont ils avaient vraiment besoin aurait été salaud de sa part. Qu'elle était égoïste, mais peut-être pas à ce point.

Restait l'autre proposition. A manger... Marilyn se débrouillait bien, niveau bouffe, mais une sécurité en plus serait appréciable. Ce n'était pas aussi impressionnant qu'une moto, ça ne faisait pas rêver, mais ce serait sans doute plus bénéfique à long terme, pour elle et Gaia.

Revenir sur ses mots ne lui plaisait pas, elle n'aimait pas sembler faible et trop facilement manipulable. En même temps : les choses étaient ce qu'elles étaient. Il fallait être pragmatique.

-"Bien ! Fait chier - mais bien, tant pis, whatever."

Elle laissa glisser son fusil jusqu'au sol, le laissant par terre en clair signe de non agression, et s'approcha.

-"La nourriture fera l'affaire. Mais avant d'aller voir sur place, je vais m'occuper de vous avant que vous ne mourriez sur le pas de ma porte." Il tenait à peine debout. Repartir en moto ne ferait qu'empirer les choses. "Après... On peut laisser votre ami en arrière." Elle désigna Edgar de la tête. "Qu'il reste chez moi bien sagement, avec ma cousine qui nous écoute à l'intérieur. On prendra la moto à deux jusqu'à l'église, et... et on verra bien. Gaia ! Vient m'aider, un peu !" Haussant la voix sur les derniers mots pour attirer l'attention de la jeune femme.