Ici, tu as mis du temps avant de te sentir à ta place. Les autres t’ont toujours accepté, accueilli, le sentiment n’est jamais venu d’eux - mais de toi. Plus jeune, qui aurait pu penser que le jeune Erik Lehnsherr, ce jeune délinquant honteux, deviendrait un jour professeur de physique ? Tu es la preuve humaine que s’en sortir est possible, que s’accrocher n’est pas vain, que l’on peut toujours trouver sa voie, même tardivement. Parfois, il ne suffit que d’un déclic, d’un coup de pouce (ou d’une bonne parole, une bonne secousse). Après avoir enseigné la physique dans un lycée, tu donnes maintenant cours à l’université publique Silvergate ; une main tendue à ceux qui se passionnent, à ceux qui veulent aller le plus loin possible pour un jour changer la face du monde. C’est ta deuxième rentrée ici, et cela ne te déplaît pas, au contraire - tu as l’impression de servir à quelque chose, comme lorsque tu travailles pour ton association. Ton travail n’est pas inutile, il s’ancre dans la société (une société que tu as parfois tant détesté mais à laquelle tu reviens pourtant car il ne s’agit pas que de toi mais de tout le monde). Tu as accepté de donner une seconde chance au monde et tu espères que, cette fois, il ne te décevra pas.

Ton sac balancé par-dessus ton épaule, tu entres dans le bâtiment des sciences pour accéder à l’une des salles de classe dans laquelle tu dois finir de préparer tes premiers travaux pratiques, qui auront lieu en fin de semaine pour les premières années. Par habitude, tu gardes les yeux rivés sur tes notes et ne t’arrêtes qu’en entendant une voix inconnue t’interpeller. Tu lèves ton regard bleu pour le poser sur la silhouette d’un homme en fauteuil qui, téléphone en main, semble un peu nerveux. Tu arques un sourcil sans rien dire et t’approches de quelques pas, ton visage marqué de la question que tu ne poses pas. Tu baisses tes feuilles te souviens de sourire, pour ne pas paraître aussi sauvage que tu l’as un jour été - tu n’es pas quelqu’un d’inaccessible, Erik, seulement d’un peu secret. Tu hoches la tête et lui tends une main cordiale.

“Erik Lehnsherr, j'enseigne la physique,” te présentes-tu en retour. “Vous savez, l’université ne va pas se refermer sur vous pour vous dévorer,” essayes-tu de plaisanter avec, sur les lèvres, un léger sourire. Il te semble si nerveux que tu as l’impression de le devenir toi-même, malgré ses manières et sa présentation polie. Tu tentes de le rassurer en répondant à ses interrogations : “Se repérer est très simple quand on en a compris la logique, vous verrez. Vous êtes dans le département des sciences, ce qui est déjà pas trop mal, non ? Au premier étage, ici, ce sont les cours de physique. Au deuxième, c’est la chimie. Au troisième, la biologie. Les cours magistraux sont donnés dans la première salle sur la gauche où sont les amphithéâtres, et on a sûrement dû vous assigner une salle de travaux pratique ? Je peux ?” demandes-tu en le contournant pour jeter un oeil au mail ouvert, sur le téléphone qu’il tient toujours dans l’une de ses mains. Tu ne sais pas pourquoi tu te montres aussi magnanime, tu aurais tout simplement pu lui dire bon vent, bon courage, mais quelque chose t’en empêche. Un très léger soupir t’échappe, discret et silencieux. “Vous savez quoi, je crois que je vais tout simplement vous montrer. Ce sera plus simple, et je n’aimerais pas que votre anxiété se répande à mon étage comme une traînée de poudre le jour de la rentrée,” le charries-tu gentiment (du moins l’espères-tu, tu parais parfois sec sans même t’en rendre compte).

Tu fais volt-face pour te diriger vers l’ascenseur et accompagne ce Charles jusqu’au troisième étage. Tu appuies sur le bouton et attends quelques secondes avant d’entrer derrière les portes. Tu passes tes mains derrière ton dos et jettes un coup d'œil à celui qui sera ton futur collègue. Il semble bien apprêté, l'œil vif et alerte, et a de bonnes manières. Tu doutes que vous échangiez davantage au cours de l’année, et cette intuition s’enroule autour de toi comme une certitude. Cela ne t’empêche pas de rompre le silence pour faire la conversation.

“Biologie, alors ? … C'est votre premier jour dans l'enseignement ou simplement ici, à Silvergate ?” demandes-tu par curiosité. La biologie ne t’intéresse pas particulièrement - tu es quelqu’un de trop concret pour cela, sans doute, de trop matériel, perdu dans les calculs avec lesquels tu te sens plus à l’aise.

C’est donc un nouvel enseignant un peu stressé qui te fait face, mais tu ne t’en émeut pas plus que ça, lui conseille juste de se détendre. Tu sais que ce n’est pas toujours facile, une nouvelle situation - tu ne juges donc pas. Tu essayes de détendre l’atmosphère, mais tu n’es pas le plus doué, en de telles circonstances - un.e autre de tes collègues aurait sans doute été bien mieux indiqué que toi pour guider ce pauvre homme dans les couloirs de l’université. Tu préfères donc l’accompagner, pour lui montrer le chemin, ce qui te semble plus pertinent qu’une flopée d’explications qui ne feront peut-être pas sens à ses yeux. Vous vous dirigez donc jusqu’à l’ascenseur et tu sens l’atmosphère se détendre peu à peu alors qu’il te dit avoir emménagé récemment - ce qui explique, peut-être, une part de ce stress. Nouveau travail, nouvelle ville. Tu plonges les mains dans tes poches et hoches la tête. “Je peux comprendre, ce n’est pas facile de commencer une nouvelle vie - j’imagine.” Tu ne peux pas clamer avoir déjà vécu une telle expérience. Tu es né à Silvergate, tu y as grandi et y es un citoyen actif. Mais tu supposes que tu peux compatir au déracinement ; tu le vivrais sans doute mal, toi qui es si impliqué dans ta communauté, celle que tu considères comme une grande famille.

Une fois dans l'ascenseur, tu te surprends à lui poser des questions, à t’intéresser à sa situation. Tu n’es peut-être pas si asocial qu’on voudrait te le faire croire, finalement - peut-être juste difficile d’accès. Tu aimes bien écouter les autres, tu n’es pas une oreille sourde à tout propos. Il t’apprend donc que son arrivée est très récente, et tu supposes qu’il n’a pas encore eu le temps de prendre ses marques. Un mois peut passer à une vitesse fulgurante, lorsqu’on ne fait pas attention. “Bienvenue, dans ce cas,” dis-tu en essayant de te montrer le plus chaleureux possible. “J’espère que vous vous plairez en ville.” Et tu es sincère car tu aimes Silvergate, tu ne peux pas dire le contraire. Quant à sa vocation, ah … Tu peux comprendre. Ce qui t’a plu, toi, dans ce métier que tu as choisi (et qui en a surpris plus d’un) c’est la possibilité de transmettre quelque chose, un savoir, pour former des étudiants passionnés et, surtout, offrir une possibilité à n’importe qui. Tu es le parfait exemple d’un gosse paumé qui, finalement, a pu s’en sortir, et tu souhaites donner cet exemple (même si tu te considères toujours comme quelqu’un d’un peu paumé, au bout du compte). “Je n’en doute pas,” réponds-tu lorsqu’il te dit aimer partager, et se renseigner. Il semble être quelqu’un de curieux, d’ouvert d’esprit, et il t’amuse un peu. Tu ne sais pas. Tu l’aimes bien, comme ça, de but en blanc. Tu hausses vaguement les épaules face à ses excuses. “Je vous ai posé des questions, je suis donc un peu coupable,” dis-tu, considérant que des excuses pour si peu ne sont pas nécessaires. Si parler ne t’avait pas intéressé, tu n’aurais rien demandé.

Lorsqu’il te demande, en retour, si tu es ici depuis longtemps, tu esquisses l’ombre d’un sourire en posant tes yeux sur lui au moment pile où le ding de l’ascenseur se fait entendre. Tu sors en sa compagnie, une fois au bon étage, et lui réponds : “J’y suis né, donc on peut dire que j’y suis depuis un certain temps …” tu hausses légèrement les sourcils, comme pour le mettre au défi de deviner ton âge, te rendant compte que tu es également plus détendu que tout à l’heure, comme si parler avec lui était facile, simple. “Silvergate est un endroit que j’aime beaucoup, et j’espère que ce sera aussi votre cas. La communauté y est très accueillante.” Pas toutes, mais tu ne soulèves pas ce point là, une phrase qui te semble inappropriée alors que tu ne le connais pas encore. Pourtant, ta langue brûle ; tu restreins ta tirade habituelle, celle sur les privilégiés, ces gens qui se permettent de regarder les populations plus pauvres de haut et leur marcher allègrement dessus. Tu ne voudrais pas le mettre mal à l’aise - surtout s’il appartient à ce type de population. Tu n’en sais rien. “Et la ville regorge de coins à découvrir, comme une petite librairie cachée dans une rue, près de l'horloge.” Tu dis ça car il t’a semblé être un homme de lettre, lorsqu’il te racontait sa vie, dans l’ascenseur et, tu ne sais pas, tu as envie de lui donner au moins un bon conseil.

Vous arrivez (trop vite) devant sa salle de classe. “Voilà, nous sommes arrivés.”