Hello ma belle !
Je suis chez Javawocky
Un petit café, ça te dit ?

Musa repose son téléphone sur la table boit une gorgée de son moka, savourant l'intense saveur chocolatée et la chaleur du breuvage, particulièrement réconfortante en ce début de printemps au temps capricieux.

Son ordinateur portable est ouvert devant elle, son écran de 17 pouces affichant plusieurs fenêtres de recherches aux onglets multiples... Mais c'est bien dans un petit bloc-note qu'elle écrit. Plusieurs pages sont déjà rabattues, et de grosses lettres rondes au crayon, avec de nombreuses ratures, fluides, mais légèrement penchées vers le haut, remplissent les deux tiers de celle qu'elle a sous ses yeux.

Dans la fenêtre du coin supérieur gauche, on peut lire :

Grand Concours : Mises en scène d'Alice au Pays des Merveilles

Pour les 55 ans de la Lewis Caroll Society, nous voulons mettre à l'honneur en 2024 les représentations de l'oeuvre Alice au Pays des Merveilles.

Conditions : Ce concours s'adresse aux étudiants dans le secondaire et à l'université. Les mineurs devront bénéficier d'une autorisation parentale. Votre représentation devra être mise à disponibilité du jury avant le 31 octobre 2023, selon les modalités détaillées en pièce jointe.

Les catégories seront les suivantes :
- Meilleur scénariste
- Meilleure metteur en scène
- Meilleure Alice
- Meilleur costume

Les quatre vainqueurs seront conviés à la célébration des 55 ans de la Lewis Caroll Society, où ils pourront recevoir une merveilleuse récompense mystère. A cette occasion, la troupe à la meilleure mise en scène aura l'occasion de proposer une représentation exclusive, sponsorisée par notre organisme. La pièce au meilleur scénario sera publiée par une maison d'édition partenaire sous le label de la Lewis Caroll Society.

Elle écrit, griffonne, soupire, s'illumine sous l'influx d'une idée, rature, reprend de plus belle. Et peu à peu, les pages du calepin tournent, tournent... Tant et si bien qu'elle laisse refroidir le reste de son moka, disparu derrière une petite pile de feuille froissées.

Tant et si bien qu'elle ne remarque même pas l'arrivée de sa soeur de coeur.

Musa est si absorbée qu’elle laisse refroidir son moka. Si absorbée qu’elle ne remarque même pas l’arrivée de sa soeur de coeur… Jusqu’à ce que celle-ci ne prédise, pour la taquiner, que ses scripts l’aspireront un jour dans un autre univers.
- Si tu ne te laisse pas entrainer dans l’univers qui nait sous ta plume, comment veux-tu que le lecteur ou le spectateur y arrive ? répond-elle avec un sourire espiègle.

Ellie jette un oeil sur ce qu’elle a fait jusque là. Une pièce sur… Alice au pays des merveilles, ouais, rien que ça. Elle ne l’a pas lu depuis longtemps.
- J’ai relu les deux tomes avant d’attaquer.

Ellie constate qu’il est toujours fascinant de la voir comme ça à l’oeuvre, inspirée, et Musa sourit. Puis elle ajoute qu’elle ne doit pas hésiter, si elle a besoin d’aide.

Musa lui montre alors plusieurs dessins dans son carnet. Des paysages, et le chat de Cheshire - entier, puis constitué uniquement de son énigmatique sourire.
- Je pensais remplacer le décor par un fond de dessin animé que je dessinerai. Enfin, pas en Angleterre, juste au Pays des Merveilles. Histoire de jouer sur les changements de tailles, et sur les disparitions du chat de Cheshire. Tu en penses quoi ?

Ses scripts l’aspireraient un jour dans un autre univers ? Honnêtement, Suki n’y voyait pas d’inconvénient. Surtout si elle pouvait y aller littéralement, et troquer la compagnie de ces pestes de Wednesday Addams et Yuno Gasai contre celle de personnages imaginaires. Mais sa soeur de coeur et sa meilleure amie, Enid Sinclair, lui manqueraient beaucoup trop. Faute de pouvoir le faire pour de vrai, elle préféra s’amuser des paroles d’Ellie. Un bon artiste devait être quelque peu happé par son univers, n’est-ce pas ?

Sa pièce portait sur Alice au Pays des Merveilles, qu’Ellie n’avait pas relu depuis longtemps. Suki avait relu les deux tomes avant d’attaquer. Et pas mal d’interprétations aussi. La jeune femme faisait en général un état de l’art aussi pointu que celui d’une chercheuse en littérature avant d’attaquer une nouvelle pièce en donnant libre court à sa créativité. Disciplinée et Fantasque - deux facettes d’une même pièce.

Elle partagea avec son ancienne baby-sitter les croquis qu’elle avait réalisés jusque là. Elle voulait des décors réels en Angleterre, un fond de dessin animé au pays des merveilles. Elle avait envisagé un truc à l’ancienne, technique flipbook, mais les perspectives psychédéliques du graphisme numérique se prêtaient si bien à l’univers que, passée la phase d’idéation, elle utiliserait sûrement sa tablette graphique. En tout cas, ce serait si fun de jouer ainsi sur les tailles en faisant grandir et rétrécir le décor. Ellie l’encouragea, car cela développerait l’immersion. Un sourire radieux étira les lèvres de la lycéenne.

Alors, avait-elle tout son casting ?
- Pas tout, mais presque ! J’ai repéré le lapin Blanc, le lièvre de mars. Enid pour Alice, bien sûr. Et moi… Je jouerai le chapelier fou. Tu accepterais de faire un caméo en Lorina, au début et à la fin ? Tu n’aurais pas besoin de venir à toutes les répétitions, juste quelques unes, le soir. Et il n’y a pas de chant en Angleterre, pour contraster avec Wonderland. Rien qui prenne trop de temps à préparer.

Avait-elle eu le temps de prendre une pause ? Ellie comprenait l’importance de ce concours, mais être épuisée ne l’aiderait pas à avancer dessus.
- Tu as raison, concéda l’asiatique, avouant du même coup que non, clairement, il n’y avait pas eu de pause.

Comment allaient les cours ? Y avait-il des classes qu’elle appréciait plus que d’autres ?
- Crois-le ou non, mais le prof d’anglais arrive à m’en dégoûter des lettres, et la prof de maths à me faire aimer les chiffres lâcha-t-elle sur le ton de la plaisanterie, même si l’un dans l’autre, c’était plutôt vrai. Ca fait quinze séances qu’on lit Walden ! Et elle avait beau aimer la nature, deux mois sur un homme perdu dans les bois, c’était trop. Henry David Thoreau, voyez-vous, est un peu comme le Zola de la littérature anglophone : un réaliste qui s’inscrit indéniablement dans les classiques, mais n’en demeure pas moins haï des lycéens. Il est sadique ce type, je te le dis.

Quand Suki réalisa ce qu’elle lui avait demandé ensuite - Un crush sur quelqu’un ? - elle manqua de s’étrangler sur sa gorgée de Moka. C’était quoi, cette question ? Elle secoua la tête négativement, pas avec précipitation, comme si elle avait quelque chose à cacher, mais lentement, délibérément. Quelques temps plus tard, on l’assignerait sur un projet de groupe avec Yuno Gasai. Elles devraient s’occuper d’un bébé en plastique ensemble, et des étincelles jailliraient. Mais pour l’heure, si on lui avait dit qu’elle allait un jour embrassé l’une de ces ennemies jurées, elle aurait pris ça pour une mauvaise blague.

- Boys are dumb, lâcha-t-elle finalement. Ce crétin de Yukiteru ne veut pas me lâcher la grappe. Ca va faire dix ans que je lui dis que je suis pas intéressée… Je sais même pas s’il me drague parce qu’il a toujours pas compris, ou parce qu’il veut rendre Yuno jalouse.

Et à part ça ? Des potins ? Sur elle, pas grand chose, vraiment. Mais au lycée, il y en avait, pour sûr. Et la meilleure amie d’Enid avait accès aux infos les plus fraîches, les plus croustillantes. Peut-être que dans une autre vie, elle aurait méprisé ces ragots, mais elle n’était qu’une lycéenne ordinaire - dont le talent créatif n’avait cependant rien de commun - et elle aimait les rumeurs comme n’importe laquelle de ses semblables.
- Franchement ? Si je montais pas déjà Alice au pays des Merveilles, ce serait le bon moment pour lancer West Side Story. Tout le monde disait que Shirley, la soeur de la capitaine de cheerleaders, et Kevin, le Linebacker de l’équipe de football, faisait un couple parfait. Mais coureur un jour, coureur toujours ! Kevin a été pris en train de rouler une pelle à la nouvelle, et elle l’a largué. Et maintenant, il paraît qu’elle sort avec Sheldon - le meilleur pote du président du club de robotique. Tu t’imagines le drama ?!