De l'ordre au chaos, il n'y avait qu'un pas. Une rencontre, un regard, un instant, et les plans les plus précis et efficaces du monde pouvaient partir en fumée. Un imprévu, et une vie de rigueur et discipline pouvait voler en éclats. Et dans la vie d'une soldate - qu'elle soit illustré par ses faits d'armes ou même un uniforme anonyme parmi les troupes - les imprévus pouvaient avoir des conséquences dévastatrices.
Alors, les soldats s'accrochaient à cet ordre, à cette discipline. Le Lieutenant Madrigal n'était pas une exception, bien au contraire. Si elle avait grandi à contre-courant - de cette ville étriquée de fille de la noblesse pour laquelle ses épaules étaient bien trop larges et solides, dans tous les sens du terme - depuis qu'elle avait rejoint l'Armée des Glaces, Luisa avait trouvé sa place dans cet ordre, et sa vie avait enfin un sens. C'était presque comme si les étoiles s'étaient alignées pour elle, guidant ses pas sur le droit chemin.

Et puis on l'avait assignée à la protection personnelle de la Princesse Pearl. Elle y était allée avec une grande anxiété, en grande partie car il lui était bien plus simple de faire son devoir quand le Regard Royal n'était pas posé sur elle. Comment parlait-on à une princesse, au juste ?

Et puis elle l'avait rencontrée, et tout avait basculé. Luisa ne s'était jamais attendue à éprouver de l'attirance pour quiconque, et encore moins pour une femme... Mais la princesse Pearl lui faisait perdre tous ses moyens, et l'alignement parfaitement ordonné des astres avait implosé pour devenir un feu d'artifice, chaotique et sublime tout à la fois.

Pour ne rien arranger, Dame Ghafa, dame de compagnie, espionne et protectrice de la princesse, l'avait prise en grippe dès le premier jour. Sans doute la jalousait-elle de pouvoir adopter au grand jour ce rôle qu'elle n'avait jamais pu occuper que dans l'ombre. Mais à vrai dire, cette idée n'avait même pas effleuré Luisa. Le lieutenant s'était convaincue que le Spectre pouvait lire en elle comme dans un libre ouvert, déceler chacune de ses failles, et qu'elle ne l'a trouvait pas à la hauteur. Qu'elle la méprisait, peut être, d'oser arborer des sentiments pour une princesse.

Les jours avaient passé, et Luisa s'était efforcée de donner le change. D'être efficace, disciplinée et professionnelle. De masquer son anxiété et ces sentiments interdits. Peu à peu, la routine s'était installée. Inej ne semblait toujours pas la porter dans son cœur, mais au moins la gratifiait-elle désormais d'un hochement de tête en guise de salutation.

Et aujourd'hui, pour la première fois, le lieutenant devait escorter une sortie royale. Elle était sensée se placer sous les ordres du Capitaine de la Garde du Prince pour l'occasion... Et au final, à moins d'une heure du départ, celui-ci était venu la trouver. Le Prince ne partait pas, et du coup, lui et ses hommes non plus.

Luisa avait aussitôt paniqué. Elle ne pouvait pas escorter seule la princesse, sa dame de compagnie et les domestique qui les accompagnaient, si ?

Bien sûr que non, ç'aurait été insensé. Il l'avait accompagnée dans les baraquements, et avait personnellement sélectionné une petite quinzaine de soldats. Et là, il leur avait dit :"Vous escorterez le convoi de la Princesse Pearl sous les ordres du Lieutenant Madrigal."Il lui avait tapoté paternellement l'épaule, et il était reparti, convaincu qu'elle avait la situation en main.

Luisa en avait eu la tête qui tournait. Sous ses ordres, à elle ? Mais elle avait fait mine de rien, bien sûr. "Équipez-vous, et rejoignez-moi dans la cour dans dix minutes. Rompez." Ils s'étaient mis au garde à vous, puis s'étaient dispersés. Luisa ne doutait pas de trouver chacun d'eux dans la cour dans exactement dix minutes. Ils étaient de disciplinés soldats de l'armée des glaces, après tout.

Bien sûr, réorganiser la partie civile de l'expédition avait été une autre paire de manches. Le Chambellan du Prince s'en était lavé les mains, et avait pris ses cliques et ses claques sitôt qu'un valet avait annoncé l'absence de sa Majesté. Inej avait littéralement dû le rattrapper pour obtenir les inventaires et effectifs d'expédition afin de reprendre en main la coordination, entre les affaires qu'ils emmenaient, les affaires qu'ils n'emmenaient pas, les domestiques qui les accompagnaient et ceux qui restaient... Les serviteurs du palais n'avaient pas la discipline des soldats, et les préparatifs repris par Inej avaient été bien plus chaotiques que ceux repris par Luisa.
Mais finalement, le lieutenant Madrigal s'était adressé à la Princesse.
"Tout est en ordre, votre altesse. Nous pouvons partir."Et elle avait personnellement refermé la porte du carrosse où Pearl était installée face à Inej.

Cet imprévu n'avait pas été le dernier. Plus d'une demi-journée après avoir quitté la capitale, à plusieurs heures du village le plus proche, un rocher suspicieusement placé au milieu de la route avait immobilisé le convoi. Méfiante, Pearl avait chargé quatre des soldats d'aller le déplacer, et les six autres de protéger le convoi - quatre à ses extrémités et non pas autour du carosse de la princesse, mais autour de celui qui avait autrefois été destiné au Prince, et que Luisa avait tenu à emporter pour servir de leurre en cas d'attaque. Elle, bien sûr, avait approché son cheval au plus près du véhicule dans lequel circulait la princesse. Et avant même qu'elle n'aie eu le temps de frapper pour qu'Inej ouvre le rideau, afin de les informer de la situation, les choses avaient dégénéré.

Des cris, des flèches, et brusquement, une boule de feu semblant tombée du ciel, qui avait emporté avec elle le carosse - heureusement vide - de l'époux de la princesse, ainsi que les deux malheureux qu'elle avait chargés de prétendre le garder. Luisa avait frappé deux coups secs au battant de celui de sa véritable protégée, signe qu'elles devaient sortir - et maintenant ! Elle s'était jetée dans la lutte, croisant le fer avec quatre de leurs adversaires en même temps pour couvrir les arrières de Pearl, et d'Inej qui tentait de l'entraîner en sécurité après avoir elle aussi neutralisé un adversaire.

Luisa se retournait à peine d'avoir terrassé ces quatres assaillants, cherchant la princesse des yeux, quand elle vit Inej draper les épaules princières d'une cape noire, couvrir les siennes d'une seconde, richement ouvragée, couleur crème et or. Leurs regards s'étaient croisés. "Protège-la comme si ta vie en dépendait." avait dit Dame Ghafa, avant de prendre la fuite, émettant un hurlement strident pour attirer l'attention de ses assaillants dès qu'elle fut un peu plus loin. Luisa avait dû affronter un autre attaquant, et encore un autre, mais finalement, elle avait pu prendre - sans aucune cérémonie, pour le coup - la main de la Princesse Pearl et l'entrainer entre les arbres en courant, ne lâchant sa main qu'une fois qu'elle avait pris le rythme.

Elle avançait tout d'abord la première, mais finit par ralentir, pour finalement se laisser quelque peu dépasser par la princesse lorsqu'elle s'arrêta, saisie par une vive douleur au flanc. "Lieutenant ?" l'interpella la princesse, et pour la première fois, elle n'eût ni posture militaire, ni paroles protocolaires à lui accorder. C'est avec une fugace grimace de douleur qu'elle avait refermé la main sur sa blessure, et elle venait de sentir sous ses doigts un liquide chaud et poisseux - du sang. "Lieutenant ? Vous allez bien ?"
Luisa hocha fermement la tête. "Ce n'est rien, Princesse." lâcha-t-elle. Elle n'avait jamais fait fi des convenances, mais la fatigue la forçait à économiser ses mots, ses forces. "Je m'en remettrai." Son visage était désormais impassible. "Mais on ne peut pas courir toute la nuit... Il faut qu'on trouve un abri."

Luisa avait déjà été responsable de soldats, bien sûr. Quand elle était Sergent, elle avait mené son petit escadron de six soldats. Et avant comme après sa promotion, elle n'avait pas hésité à réprimander les subalternes dont l'attitude menaçait leur devoir. Mais il y avait toujours une chaine de commandement à laquelle se référer en cas de doute. Depuis son avancement, elle n'avait plus que deux supérieurs directs : le Capitaine-Général (du mois, jusqu'à sa disparition dont il venait de réapparaitre, pour être aussitôt mis aux fers) et le Capitaine de la Garde du Prince Klaus. C'était de lui qu'elle prenait ses ordres directs depuis tout ce temps, lui qui devait commander l'expédition.

Sauf qu'au final, le prince était resté au Palais, et sa garde avec lui. Le Capitaine l'avait accompagnée dans les préparatifs, et puis elle était partie avec la certitude douloureuse que la sécurité de l’expédition, de la princesse, reposait intégralement sur elle.

Et évidemment, ils avaient été pris en embuscade. Luisa avait rusé. Elle avait envoyé quatre soldats débarrasser la route, quatre autres se poster aux extrémités du convoi, et deux garder le carosse vide du prince, restant seule aux abords de celui de la princesse.

Une boule de feu avait emporté le carosse-leurre, et avec lui les deux soldats qu'elle avait chargés de le protéger. Luisa avait pensé à des bandits, des assassins, mais pas des mages - une grossière erreur qui avait couté la vie de ces hommes, un fardeau qu'elle allait porter longtemps.

Elle avait donné le signal de sortir du carosse, et s'était jetée dans la mêlée pour protéger la princesse et sa dame de compagnie. Sous ses yeux ébahis, Inej drapa les épaules de Pearl d'une cape noire, et enfila celle qui appartenait à la princesse. Puis elle croisa son regard et lui ordonna de la protéger comme si sa vie en dépendait. Et Luisa ne douta pas un seul instant qu'elle en dépendait vraiment.

Inej prit la fuite, émit un hurlement strident pour attirer l'ennemi aux trousses de la cape princière et laisser le champ libre à Pearl de s'enfuir.

Luisa parvint enfin à se désengager. Elle prit la main de la Princesse sans cérémonie et l'entraina entre les arbres. Elle courait, et il était tout d'abord difficile à son altesse de garder son rythme, puis de plus en plus aisé tandis que, bien longtemps après avoir lâché sa main, Luisa ralentissait jusqu'à marcher, jusqu'à se laisser dépasser, et s'arrêtait enfin, saisie par une vive douleur au flanc. La Princesse l'interpella avec sollicitude, et cette fois, Luisa ne put faire preuve de la discipline exemplaire qui la caractérisait d'ordinaire.


Elle maintint sa main sur son flanc, tout autant pour épargner à la princesse la vue du sang que pour limiter l'épanchement. Cela n'empêcha pas la princesse de réaliser alors qu'elle était blessée.

Elle s'en remettrait, affirma-t-elle. Mais elles ne pouvaient pas courir toute la nuit. Elles avaient besoin d'un abri. La Princesse ne tarda pas à répérer quelque chose dans les rochers - une grotte miniature, simple fracture dans la roche, assez grande cependant pour les abriter. Luisa la suivit en faisant de son mieux pour dissimuler sa douleur.

“Je doute…” commença la princesse. Elle se ravisa, et un masque de confiance se dessina sur son visage. Elles ne trouveraient pas mieux - pas avant la nuit tombée.

Luisa dévisagea Pearl comme si elle l'a voyait pour la première fois. C'était la première fois qu'elle réalisait à quel point elles étaient semblables, au fond. Cette pulsion d'être forte pour les autres, elle ne la comprenait que trop bien. C'est aussi là que Luisa songea qu'elle ne surmonterait jamais les sentiments qu'elle éprouvait pour la princesse.

Était-elle déjà en train de délirer sous l'effet de sa blessure ? Si oui, elle pouvait bien s’excuser ces pensées déplacées, pour une fois.

Luisa croisa le regard de Pearl, qui semblait chercher son accord. Et elle hocha la tête. La Princesse avait raison.

Elles s’abritèrent tout au fond de la grotte glaciale, et malgré ses précautions, le simple geste de passer de la position debout à la position assise occasionna à Luisa une telle douleur qu'elle ne put qu'étouffer un grognement.

Elle saignait, constata la princesse. Elle avait besoin de soins.

Si on pouvait faire du feu, je cautériserais la plaie et on en parlerait plus. Mais j'ai peur que les flammes ne nous rendent trop visibles…

Elle ne craignait pas la douleur, était prête à l'endurer pour être plus à même de protéger la princesse... Mais pas à mettre celle-ci en danger.



Inej avait réalisé en une fraction de secondes ce qu'elle devait faire. Profitant de la surprise de Pearl pour sauver sa peau - c'est à dire, sauver celle de son amie, au détriment de la sienne - elle se para de la cape princière et prit la fuite. Elle ne s'était éloignée que de quelques pas lorsqu'elle poussa un hurlement strident pour attirer l'attention des attaquants.

Au secours, à moi ! ajouta-t-elle pour faire bonne mesure.

Et elle accéléra le pas, disparaissent entre les arbres tandis que les bottes des assassins résonnaient sur ses talons.

Elle ne savait pas ce qu'elle ferait s'il y avait des mages parmi ceux qui l’avaient pris en chasse. Mais elle improviserait, bien sûr !

Pour l'heure, elle s'en tirait plutôt bien. Les forêts de Neverwinter ne lui étaient pas aussi familières que les rivages de son pays natal, mais elle était rapide, agile, et ses poursuivants peinaient à la suivre. Ce n'était que parce qu’elle le voulait bien qu'ils gardaient une vague idée de la direction qu'elle avait prise.

Et soudain, alors que la nuit s'apprêtait à tomber et que les criminels commençaient à craindre d'avoir perdu sa trace, ils aperçurent un éclat doré au loin, immobile. Satisfaits de voir que leur proie avait cédé à l'épuisement et cessé de courir, les trois malfrats qui l’avaient prise en chasse foncèrent droit vers la cape.

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Personne n’aurait douté que Luisa Madrigal était une personne forte. Elle était capable de courir des kilomètres en portant un homme adulte, un blessé par exemple. Pour développer, elle soulevait parfois une planche sur laquelle deux personnes étaient assises, aussi facilement que d’autres levaient de simples poids.

Et parce que sa force physique était sans égal, on la considérait comme infaillible. Luisa Madrigal était un roc. Personne ne se doutait que, sous les apparences, l’angoisse la rongeait aussi sûrement qu’une charpente rongée par les termites. Personne, sauf Inej Ghafa. Luisa était la seule personne dans la confidence de son rôle auprès de Pearl, et elle avait la conviction qu’Inej était la seule personne à l’avoir percée à jour. Malgré cela, elle lui avait confié aujourd’hui la protection de Pearl. Et elle devait se montrer à la hauteur.

Mais pour la première fois, une faille avait fait son chemin jusqu’à la surface. Une blessure dont la princesse s’était aperçue. Elle aurait voulu la cautériser vite fait bien fait – comme on colmaterait les brèches d’une tour imprenable avec du ciment – mais les flammes risqueraient de les révéler.

L’horreur se dessina sur le visage de la princesse. Luisa avait oublié un instant, que ce genre de propos ne pouvaient être tenus devant une grande dame, peu habituée à la violence, comme on les aurait balancés à un camarade soldat.

Ce qui ressortit, cependant, n’était pas le choc à l’idée de cette scène macabre, mais plutôt l’inquiétude. Atrocement douloureux. Et si ça lui laissait une marque à vie. Elle ne rebondit même pas sur le premier point, comme si sa souffrance n’avait aucune importance.
« Tous les soldats ont des cicatrices... » Son père portait autrefois les siennes comme des badges d’honneur, et avait une histoire à raconter pour chacune d’elle, des récits plus glorieux les uns que les autres.

Mais la question ne se posait pas, puisque de toute manière, un feu était hors de question. La princesse avait une autre idée. Elles pourraient… Elle pourrait essayer de lui faire un bandage. Luisa hocha doucement la tête. Elle était toujours fiévreuse, et ne réfléchit pas vraiment au fait qu’elles n’avaient pas de bande avant d’entendre un déchirement de tissu. Ses yeux s’écarquillèrent avec effarement en voyant que la princesse venait de déchirer sa robe.
« Votre altesse… », commença-t-elle à protester. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Le tissu valait sans doute plus cher que sa propre tête. Si on les surprenait, quelqu’un pourrait la voir ainsi exposée. La princesse allait prendre froid. Aucun mot ne sortit, cependant, parce qu’elle ne pouvait pas s’accorder avec elle-même sur ce qu’elle voulait dire, et parce qu’elle se sentait faible.

Pouvait-elle regarder ? Luisa hocha faiblement la tête, économisant ses forces, et retira sa main qui faisait compression. Elle n’avait pas la force de protester, espérait seulement que la vue du sang ne l’incommoderait pas trop. Sa main était tâchée de sang, et la plaie saignait toujours abondamment, moins toutefois qu’au début. Elle lui laissa le champ libre de remonter ou retirer sa cotte de maille et sa chemise si cela lui semblait nécessaire.




Trois hommes s’approchaient de la silhouette arborant la cape de la princesse, qui semblait s’être arrêtée en bordure d’un champ, tout près des arbres, pour reprendre son souffle.
- Je te tiens, cette fois ! s’exclama l’un d’eux en la saisissant par l’épaule.
Un craquement de bois retentit, et un épouvantail bascula vers l’arrière, entraînant le précieux tissu mordoré dans son sillage.
- Quelle sorcellerie…

Il n’eut jamais le temps de finir sa phrase. Une ombre silencieuse lui tomba soudain sur le dos, et lui trancha la gorge d’un geste assuré.
One down, two to go.

Tandis que l’homme portait une main tremblante à sa gorge, elle profite de son élan pour s’appuyer sur ses épaules et pivoter vers l’arrière, balança un coup de pied aérien au visage du second avant d’atterrir lestement sur ses pieds.
- Bitch ! s’exclama celui-ci en se penchant en avant, les mains serrant son nez.

Pendant ce temps-là, le troisième préparait un carreau d’arbalète…

Jet de l’attaque: